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sans aucune espèce de preuves. Il est plus rationnel d’adopter la supposition inverse, et de croire que c’est Saint-Simon qui, guidé par des vues théoriques et un instinct supérieur, a révélé à Thierry l’importance historique de la révolution communale du XIIe siècle, et à Auguste Comte l’importance des idées positives substituées aux idées négatives du siècle précédent. Ceux qui ont connu Saint-Simon dans la dernière phase de sa vie, vers 1825, parlent de lui avec tant d’admiration, et ont été si frappés de son action et de sa puissance prophétique, de l’abondance de ses idées, qu’il est difficile d’admettre qu’il n’ait en par lui-même aucune idée ; et il serait tout à fait injuste de le dépouiller sans preuve au profit de deux jeunes gens d’un haut esprit sans doute, mais qui alors acceptaient eux-mêmes le rôle de fils et d’élève.

D’ailleurs, si l’on voulait suivre dans le détail les écrits de Saint-Simon, bien avant ses relations avec Auguste Comte, de 1801 à 1820, on y trouverait non-seulement le principe fondamental de son école, à savoir la substitution du principe organique au principe critique, mais, en outre, beaucoup d’idées sur la science et sur les sciences, qui sont devenues le fond de la philosophie positive. C’est ce que M. Littré a montré avec précision. C’est, par exemple, un fait remarquable de trouver dans un écrit de Saint-Simon, de 1803 (Lettres d’un habitant de Genève), la caractéristique de la science telle que l’ont donnée plus tard les positivistes, à savoir la vérification et la prévision. « Un savant, dit Saint-Simon, est un homme qui prévoit. » La gloire des savans est dans « les vérifications qui se font de leurs opinions. » On trouve aussi dans le même écrit cette idée que l’étude des phénomènes a dû suivre l’ordre de leur complication. « Les phénomènes chimiques étant beaucoup plus compliqués que les phénomènes astronomiques ont dû être étudiés longtemps après. » cette autre pensée est encore une pensée mère du positivisme, à savoir que « de même que l’astronomie s’est débarrassée de l’astrologie, de même que la chimie s’est débarrassée de l’alchimie, de même la physiologie doit se débarrasser de l’influence des moralistes et des métaphysiciens. » On trouve même dans Saint-Simon l’expression propre de philosophie positive employée à propos de Descartes : « Descartes, est-il dit, arracha le sceptre du monde des mains de l’imagination… Il a senti que la philosophie positive se divisait en deux parties : la physique des corps bruts, la physique des corps organisés. »

Il ne faut pas s’exagérer sans doute l’importance de ces vues lumineuses jetées çà et là dans un ouvrage dont le reste est détestable, et qui n’a, s’il est permis de parler ainsi, ni queue ni tête. Jamais Saint-Simon n’a été capable de faire un livre. C’est un désordre, une incohérence, une diffusion dont on n’a pas d’idée.