Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/50

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à l’infaillibilité, ne restait pas moins un des arbitres de l’Europe, un haut conseiller dans les affaires du monde. S’il ne menait pas tout comme il le croyait, s’il ne comprenait même pas tout, quoiqu’il se flattât de tout comprendre, il avait la dignité, le renom, les allures du premier des ministres dirigeans du temps. Il avait pour lui l’autorité de l’expérience, l’éclat d’une carrière qui se confondait avec les grandes crises du siècle, l’avantage de durer. Depuis qu’il était au pouvoir, il y avait déjà près de vingt ans, il avait vu passer bien des hommes dont il s’était trouvé l’adversaire ou l’allié. Je ne parle plus de Napoléon, le grand éclipsé de Saint-Hélène. M. de Metternich avait vu disparaître de la scène et l’empereur Alexandre, mort à Taganrog, et M. Capo d’Istria, promis à une fin tragique en Grèce, et lord Castlereagh, puis Canning en Angleterre, et le duc de Richelieu, puis le roi Louis XVIII en France, et son ami le cardinal Consalvi, puis deux papes à Rome. Il avait vu passer, avec les hommes, des révolutions et des guerres. Il avait eu aussi, à travers les fluctuations de la politique, ses épreuves intimes ; il avait vu la mort visiter son foyer et frapper les têtes les plus chères. Il en parle d’une façon touchante, avec sensibilité, mais en homme qui traverse, pour ainsi dire, la douleur sans s’y arrêter. Un jour, vers 1829, sous le coup d’un de ces deuils de famille qui coïncidait justement avec les mécomptes de la guerre d’Orient, son fils aîné, qu’il allait bientôt perdre, essayait de le décider à se dégager momentanément du poids des affaires publiques. Il se redressait sous le conseil affectueux et répondait en homme qui se croit nécessaire. « Ma nature, quelque tenace qu’elle soit, pourra s’affaiblir, disait-il, mais ma conscience au moins sera tranquille ; j’aurai fait mon devoir comme le général qui meurt sur le champ de bataille. Cette bataille est importante; elle est du nombre de celles qui décident de l’avenir, non d’un seul empire, mais de l’ordre social tout entier. Ce n’est pas au moment où les armées sont en présence que j’aurais pu penser à céder ma place pour un seul instant... » M. de Metternich n’en avait fini, en effet, ni avec les révolutions en Europe, ni avec les crises de l’Orient. La bataille restait engagée, et c’est en se flattant toujours de la gagner qu’il devait définitivement la perdre, vaincu, avec la cause qu’il représentait, par une puissance dont la diplomatie n’avait pas le secret.


CHARLES DE MAZADE.