Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/468

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sans discuter à l’avance une transformation aussi radicale de l’art lyrique, jouissons des œuvres comme Manfred, auxquelles l’heureux mélange du chant et de la symphonie donne une beauté singulière.

Au point de vue du sentiment, le Manfred de Schumann est avant tout une œuvre originale ; il n’en existe ni modèle ni copie. Manfred est le produit d’un état intellectuel qui dura peu : le pessimisme romantique ; et Schumann est le sombre représentant de cet état, qu’avaient ignoré avant lui tous les musiciens. Haydn et Mozart, ces âmes de lumière et de joie, ne connurent pas de pareils troubles. Beethoven fut plus robuste et plus sain, même dans ses pires douleurs. Weber, le plus romantique d’es maîtres, le Weber du Freischütz, écouta bien des voix mélancoliques ou terribles ; mais l’effroi dont sa musique frissonne était tout extérieur à son âme ; ce n’est pas en lui-même qu’il regardait, ce n’est pas de lui-même qu’il avait peur. Mendelssohn enfin, qui fut un passionné, fut aussi un sage ; le plus profond de son cœur demeurait calme. En Schumann, au contraire, tout est fièvre, tout est angoisse ; les dernières fibres elles-mêmes sont douloureuses. Frère d’un héros chanté par Berlioz, auquel il n’est pas sans ressembler un peu, Schumann est, lui aussi, « d’une sensibilité maladive ; » ses facultés n’étaient pas en parfait équilibre, il y a un peu de désordre et d’égarement dans son génie. L’âpre tristesse, le nihilisme lyrique de Manfred avaient de quoi le séduire et l’inspirer. Cette poésie voulait une musique vague et grandiose comme elle, et Schumann est bien le musicien de cette musique-là. Il a fait de Manfred une œuvre sobre et saisissante, esquissée à grands traits. Un tel sujet ne réclamait pas plus de précision ; il est de ceux où l’imagination de l’auditeur, éveillée seulement, doit achever elle-même les visions suggérées par le compositeur. Schumann a le secret de pareilles suggestions. L’audition de Manfred laisse une extraordinaire impression de tristesse et de souffrance, tristesse inexpliquée, souffrance étrange sans doute ; mais est-il besoin de raisonner toujours nos douleurs ou nos joies ? Que nous importe le secret de ce pâle jeune homme, qui sur les glaciers étincelans, sous le feu du soleil et le vol des aigles, se répand en magnifiques lamentations ? il parle d’amour, de crime, de remords ; il appelle les génies de l’air et les fées des eaux ; il évoque un fantôme adoré, il écoute le chalumeau du pâtre, et quand il est redescendu dans la vallée, rentré dans son château, accoudé à sa fenêtre, il regarde pâlir le soleil et se regarde lui-même mourir. Voilà tout Manfred, et c’est tout ce qu’il faut à la musique.

Dans Manfred comme dans ses Lieder, Schumann est sobre, il est bref, et quand il possède ces qualités-là, c’est un artiste incomparable Si houleuse, si belle que soit l’ouverture, peut-être lui préférons-nous