Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/454

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et Lucera surtout est « une épine dans l’œil des papes. » C’est avec ces spahis et ces turcos du XIIIe siècle qu’il peut braver la grêle des excommunications, ravager les terres pontificales, chasser de leurs sièges les évêques rebelles, les faire, au besoin, traînera la queue d’un cheval, comme il fit à l’évêque d’Arezzo, pendre et brûler les franciscains qui prêchaient et colportaient les anathèmes contre lui.

En Palestine, nous le voyons entretenir avec le sultan Malek-el-Kamel, qu’il appelle « son cher ami, » des relations vraiment cordiales. Sans aucun scrupule, il confère l’ordre chrétien de la chevalerie à l’émir Fakr-Eddin, absolument comme on confère aujourd’hui à des Turcs ou à des Égyptiens les « croix » de nos ordres, le cordon du Christ ou de la Conception. C’est un grand scandale pour l’époque : car on se souvient que Louis IX, prisonnier en Égypte, brava la mort plutôt que de donner l’accolade à un vaillant chef musulman. Frédéric II entre dans les mosquées, assiste aux cérémonies de l’islamisme, avec le même beau sang-froid que Bonaparte en 1799. Le sultan du Caire avait fait signifier au cadi de Jérusalem que, pendant toute la durée du séjour de l’empereur chrétien dans la ville sainte, le muezzin eût à s’abstenir d’annoncer, du haut des minarets, l’heure de la prière. « Vous avez eu tort, lui faisait dire Frédéric, de ne pas suivre vos lois et vos coutumes. »

Il tenait à l’Orient musulman par d’autres liens. Pendant la croisade, il avait pris pour maîtresse une Syrienne[1]. Il aimait à faire danser devant lui des almées[2]. À Lucera, il avait un harem gardé

  1. L’empereur Frédéric fut bien plus esclave de ses sens que son homonyme de Prusse. Le pape lui avait fait épouser, en 1209, à quatorze ou quinze ans, Catherine d’Aragon ; en 1225, il épousa Isabelle de Brienne ; en 1235, Isabelle d’Angleterre, sœur de Henri III ; en 1245, à cinquante et un ans, il recherchait Gertrude d’Autriche, évincé de ce côté, il se fiança à une fille du duc de Saxe. La mort subite de l’empereur empêcha la réalisation de ce mariage. Il est plus difficile d’énumérer les femmes de la main gauche. La plus célèbre est Bianca Lancia, des marquis Lancia, Piémontaise, que certains auteurs considèrent comme une épouse légitime. Outre ses trois fils légitimes, Henri, Conrad et Henri, qu’il eut de ses trois femmes impériales, et plusieurs filles également légitimes, il eut de nombreux bâtards. Parmi les garçons, et dans l’ordre de primogéniture, se distinguèrent surtout Enzio, fils d’une Crémonaise, charmant poète, habile archer, hardi cavalier, guerrier intrépide, qui fut légat général de l’empire en Italie jusqu’au moment où il fut battu par les Bolonais ; Frédéric, dit Frédéric d’Antioche, assez peu connu ; le vaillant Manfred, fils de Bianca Lancia ; Richard, comte de Chieti, qui fut vicaire-général de l’empire dans les Marches. On connaît à Frédéric au moins sept filles illégitimes dont cinq furent mariées noblement, et dont une, Blanchefleur, se fit religieuse aux Dominicaines de Montargis.
  2. Mathieu Paris nous a gardé le souvenir d’un divertissement de ce genre que Frédéric donna à son beau-frère Richard de Cornouailles : « Ce qui plut surtout à celui-ci, ce fut le spectacle de deux jeunes filles sarrasines, d’une beauté rare, qui, montées chacune sur deux boules au milieu d’un pavé uni, marchaient en tout sens en battant des mains, etc. » Le pape, au concile de Lyon, ne manqua pas de faire un crime à Frédéric II de ses rapports avec ces danseuses ou jongleuses : le fidèle Thaddée de Suessa défendit la réputation de son maître, assurant que ces femmes n’avaient d’autre office que d’amuser l’empereur par leurs tours et leurs jongleries.