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particulier, au sens anglais du mot feeling ; et ce sentiment a ceci d’analogue avec les autres qu’il est une affection, une impression subie par la conscience, non un acte tout intellectuel. La différence des ténèbres à la lumière n’est assurément pas analogue aux ténèbres mêmes, ni à la lumière, mais elle est analogue dans notre conscience, comme les Anglais l’ont bien vu, à un choc, à un coup, à un tressaillement; elle a donc encore quelque chose de sensitif. La relation de différence suppose un changement dans ma conscience ; donc elle ne peut être autre chose, au point de vue psychologique, qu’un état de conscience transitif entre deux autres états et senti comme eux. En général, tout sentiment de relation n’est, dans ma conscience, qu’un sentiment de transition ; ainsi, quand je passe des ténèbres à la lumière, il y a en moi un certain état correspondant au passage même : je suis affecté par le contraste, à l’instant où il se produit, d’une autre manière que par la reproduction d’une même sensation. Le contraste des ténèbres et de la lumière amène comme une rencontre de deux ondes nerveuses : l’une est le remous de la sensation d’obscurité, l’autre est le flot montant de la sensation de lumière; il y a donc en moi, au moment même du changement et de la transition, une impression particulière de secousse et de conflit. Cette impression est facile à reconnaître, quoique impossible à définir, comme toute impression, et elle nous devient d’autant plus familière que notre vie entière est une série de changemens et de transitions plus ou moins brusques. Pareillement, quand une surface moitié rouge et moitié bleue est devant nos yeux, ou même devant les yeux d’un animal, n’est-il pas clair qu’au contraste même et à la différence des deux couleurs correspond un certain mode de sentir ? La différence non pas abstraite, mais concrète, saute aux yeux : on ne sent pas seulement le rouge isolé et le bleu isolé, on sent du bleu en contraste avec du rouge.

Maintenant, après avoir vu un disque dont la moitié était rouge et l’autre bleue, supposez la partie bleue remplacée par une rouge, si bien que les deux moitiés redeviennent de teinte semblable ; le résidu mental de toutes ces transitions et impressions successives sera l’impression de ressemblance, d’uniformité, qu’ensuite la réflexion pourra abstraire, distinguer des autres impressions, reconnaître dans des circonstances diverses, et enfin, quand l’animal est doué de la parole, marquer par un mot. Si le caractère sensitif de la ressemblance est voilé, c’est parce que le sentiment de la ressemblance présuppose deux différences antérieures neutralisées : il se rapproche donc davantage d’un état neutre où la vie suit son coure monotone. La différence, au contraire, est nettement sentie, comme on sent un ébranlement soudain ; elle est une rupture d’équilibre,