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spéciale chez les animaux supérieurs et chez l’homme : n’est-il pas tout à fait indifférent pour la conservation de notre espèce que, chaque année, quelques individus soient ou non frappés de la foudre? Les animaux insensibles à l’électricité ont donc pu survivre et perpétuer leur race : le germe des sensations électriques a dû s’atrophier faute d’usage, et l’homme est devenu aveugle à l’électricité comme la taupe à la lumière. Supposez, au contraire, que le danger de la foudre menaçât journellement tous les individus : la sensation de l’électricité, — que les animaux inférieurs possèdent en germe au même degré que la sensation de la lumière ou de la chaleur, et qui doit exister distinctement chez la torpille ou le gymnote, — se serait nécessairement développée davantage : nous sentirions autour de nous les moindres changemens de l’état électrique, les plus faibles courans positifs ou négatifs ; nous pourrions saisir au passage les secrets du fil télégraphique, prendre sur le fait les dépêches qui le traversent sans avoir besoin, comme dans la guerre avec l’Allemagne, de les détourner vers quelque appareil récepteur. On l’a justement remarqué, le manque d’un organe sensible à l’électricité chez l’homme aurait pu être cause que nous n’eussions jamais rien connu de l’électricité même. Supposez l’atmosphère du globe terrestre sans éclairs ni tonnerre, ce qui n’a rien d’impossible ; les fortes décharges de la foudre n’auraient pas éveillé notre attention. Si, de plus, n’avaient pas été faites quelques observations fortuites, comme celle de la force attractive ou répulsive développée par le frottement de la résine, nous n’aurions eu aucun pressentiment de l’électricité, «de cette force qui, dit M. Nœgeli, joue un si grand rôle dans la nature inorganique et organique, qui provoque les affinités chimiques, qui dans tous les mouvemens moléculaires des êtres organisés a probablement une action plus décisive qu’aucune autre force, de laquelle enfin nous attendons les plus importans éclaircissemens pour expliquer les faits physiologiques et chimiques encore à l’état d’énigmes. »

Nos sens n’ont donc eu nullement pour « but » de nous procurer la connaissance des phénomènes naturels, ni de nous éclairer sur ce que Platon appelait leur « essence » intime. S’ils finissent par revêtir une telle fonction, ce n’est que secondairement et ultérieurement, à l’époque où la connaissance théorique elle-même acquiert une valeur pratique dans la lutte universelle pour l’existence, assure la supériorité à certaines races, et, avec une force supérieure, développe une jouissance supérieure. Il en résulte que nos sensations actuelles n’embrassent pas tous les phénomènes de la nature; nous n’avons pas des réactifs spéciaux pour tous les agens naturels. Nous n’avons de sens que pour les influences extérieures