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Protagoras appelait la mesure de toutes choses; si nous n’avions que des yeux, tout prendrait nécessairement la forme lumineuse, le monde entier ne serait, comme dit Helmholtz, qu’un « phénomène lumineux » et une immense aurore boréale, ou échapperait nécessairement à nos prises. Tels moyens de sentir, telles « mesures, » telles connaissances. Ce qui est vrai de nos sens est vrai aussi de notre imagination, de notre mémoire, de notre entendement, de notre raison, de notre conscience même : nous ne pouvons connaître les choses que selon ce que nous sommes, non directement selon ce qu’elles sont. De là découle cette grande conséquence, si importante aux yeux de la philosophie contemporaine : relativité de toute connaissance proprement dite. Sur ce point, l’accord est fait aujourd’hui entre la doctrine idéaliste et la doctrine de la sensation.

Mais Kant n’est pas encore allé assez loin, quand il a dit que nos connaissances sont relatives à notre constitution intellectuelle ; selon nous, elles sont relatives surtout à notre constitution comme êtres capables de désir et de volonté. Examinons, en effet, comment se sont développées en nous les sensations : nous verrons que c’est la volonté de vivre, le désir d’écarter la peine et de retenir le plaisir par des mouvemens appropriés, qui a donné aux sensations le degré de distinction et d’intensité nécessaire pour se détacher dans la conscience. C’est l’appétit et la volonté qui a ainsi déterminé ce que Kant et les platoniciens nomment la « matière » de la connaissance.

Chaque être est en rapport avec tous les êtres ; il en subit l’influence, il influe sur eux à son tour. C’est ce que Platon et Leibniz appelaient l’universelle harmonie, grâce à laquelle tout être devient le miroir de l’univers; c’est ce que Kant appelait l’universelle réciprocité d’action et de mouvement. La philosophie évolutionniste a confirmé cette doctrine. Le cristal, la plante, l’animal, l’homme sont impressionnés par toutes les particules matérielles, par chacune en particulier et par chacun de leurs groupes, proportionnellement à chacune des forces qui y sont emmagasinées : je subis l’action de la plus lointaine des étoiles, quoique mes yeux ne puissent l’apercevoir, et elle contribue pour sa part à cet ensemble de mouvemens qui viennent retentir en moi. A mon tour j’exerce une action, si faible qu’elle soit, sur cette étoile, sur tous ces mondes qui m’ignorent et que j’ignore. Je fais ma partie dans l’universel concert et, quoique ma voix soit indiscernable dans le tout, je l’entends cependant moi-même, je sens ma propre existence et je sais qu’elle est un nécessaire fragment de l’existence universelle. Mais, puisque en fait je subis l’impression de toutes choses, il est donc vrai de dire, avec Leibniz et Laplace, que, si je pouvais déployer tout ce qui est en moi à l’état d’enveloppement et de confusion, je finirais par retrouver