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n’être pas prémédités, les faits da langage n’en sont pas moins inspirés et conduits par une volonté intelligente. Entre l’acte populaire qui crée subitement un nom pour quelque idée nouvelle et l’acte du savant qui invente une désignation pour un phénomène scientifique récemment découvert, il y a différence quant à la promptitude du résultat et quant à l’intensité de l’effort, mais il n’y a pas différence de nature. Des deux parts, la force mise en jeu est la même. L’exagération serait singulière, de supposer d’un côté un agent intelligent et libre, de l’autre un agent inconscient et aveugle. Toute l’histoire du langage est une série d’efforts plus ou moins réfléchis, mais partant d’une même source et tendant vers une seule et même fin. Rien ne le prouve mieux que des observations du genre de celles qu’a l’assemblées M. Darmesteter. Ne nous montre-t-il pas constamment l’homme aménageant, exploitant, faisant fructifier le trésor amassé par ses pères ? Si l’homme se trompe quelquefois, et s’il use mal des ressources qui lui ont été léguées, son intervention n’en est que plus visible. Il n’y a point là place pour une force autre que la volonté de l’homme. La sémantique appartient donc essentiellement à l’histoire.

Même cette autre partie, plus matérielle, de la linguistique qui traite des sons, la phonétique, pour laquelle on voudrait aujourd’hui revendiquer, avec l’inconscience des phénomènes physiologiques, la précision des lois mathématiques, n’est pas absolument d’un autre ordre, car c’est le cerveau, tout autant que la glotte et que le larynx, qui est la cause des changemens. Au moins faudrait-il faire une distinction entre les phénomènes qui tiennent à la structure des organes et à une impérieuse nécessité de prononciation, et ceux qui viennent, de l’instinct d’imitation et de simples préférences. Sans nous étendre plus longtemps sur ces considérations qui seraient ici déplacées, disons que ce sont là les exagérations passagères d’un principe vrai et excellent, savoir la régularité des phénomènes de la parole. Mais nous ne doutons pas que la linguistique, revenant de ses paradoxes et de ses partis-pris, deviendra plus juste pour le premier moteur des langues, c’est-à-dire pour nous-mêmes, pour l’intelligence humaine. Cette mystérieuse transformation qui a fait sortir le français du latin, comme le persan du zend ou comme l’anglais de l’anglo-saxon, et qui, à côté des différences de détail, présente partout sur les faits essentiels un ensemble frappant de rencontres et d’identités, n’est pas le simple produit de la décadence des sous et de l’usure des flexions ; sous ces phénomènes où tout nous par e de ruine, nous sentons l’action d’une pensée qui se dégage de la forme à laquelle elle est enchaînée, qui travaille a la modifier et qui tire souvent avantage de ce qui semble d’abord perte et destruction. Mens agitat molem.