Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/196

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais, s’il est impossible de découvrir des lois, il est possible de classer les faits selon un certain ordre et d’après certaines catégories. La sémantique en est donc à peu près au même point où nous voyons la météorologie, laquelle a également affaire à des phénomènes trop nombreux et trop complexes (quoique pourtant moins que la linguistique) pour avoir pu jusqu’à présent les soumettre à des principes : elle se contente d’assembler des observations, de les mettre dans le meilleur ordre, de dire, par exemple, que telle force naturelle a triomphé un jour, et telle autre le lendemain. Voilà précisément ce que nous faisons, avec cette différence que les forces dont nous parlons sont les facultés de l’homme et se trouvent en nous-mêmes.

Entrons donc, sans plus tarder, sur le domaine de la sémantique, et voyons quelques-unes des causes qui régissent ce monde de la parole.

Nous commencerons par un point qui a une vraie importance pour l’histoire des sens, et dont, jusqu’à ces dernières années, on n’avait pas tenu assez de compte : c’est l’action que les mots d’une langue exercent à distance les uns sur les autres. Un mot est amené à restreindre de plus en plus sa signification, parce qu’il a un collègue qui étend la sienne. Dans les dictionnaires, où chaque terme est étudié pour lui-même, nous n’apercevons pas bien le jeu de cette sorte de compensation et d’équilibre : c’est seulement dans les vocabulaires les plus récens et les plus développés, par exemple dans la continuation du dictionnaire de Grimm, que les auteurs ont commencé de faire une part à cette intéressante série de rapprochemens. Ainsi le verbe traire avait dans l’ancienne langue française tous les emplois du latin trakere : on disait traire l’épée, traire l’aiguille, traire les cheveux. D’où vient qu’un terme si usité ait fini par être réduit à la seule signification qu’il a aujourd’hui, de traire les vaches, traire le lait? C’est qu’un rival d’origine germanique, — tirer, — a, dans le cours des siècles, envahi et occupé tout son domaine. Notre esprit répugne à garder des richesses inutiles : il écarte peu à peu le superflu. Toutefois, et c’est là une observation sur laquelle M. Darmesteter a raison d’insister, un mot peut péricliter et même succomber sans que ses composés et ses dérivés soient atteints. Comme témoins de l’ancien usage, noms avons encore les composés extraire, soustraire, distraire, les substantifs trait, attrait, retraite.

Pareille aventure est arrivée à muer, qui a dû céder la place, sauf un petit coin, à un nouveau venu, le verbe changer. Commuer et remuer ont survécu à la mine de leur primitif. C’est également l’histoire de sevrer, que séparer a dépossédé presque entièrement.