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cela est, n’est-il point vrai? pure métaphore. Parler de la vie du langage, appeler les langues des organismes vivans, c’est user de figures qui peuvent servir à nous faire mieux comprendre, mais qui, si nous les prenions à la lettre, nous transporteraient en plein rêve. M. Darmesteter ne s’est peut-être pas toujours assez défié de cette sorte de mise en scène. Comme il est plus aisé aux hommes d’observer les objets extérieurs que de lire en eux-mêmes, nous raisonnons sur les produits de l’intelligence plus volontiers que sur la faculté dont ils émanent. Mais tout en nous laissant aller, pour la facilité du discours, à cette pente naturelle, il est bon de corriger de temps à autre l’illusion. Ne craignons pas de regarder quelquefois l’intérieur de l’instrument auquel nous devons ces projections : hors de notre esprit, le langage n’a ni vie ni réalité.

Presque en même temps que le livre dont nous parlons, paraissait en Allemagne la seconde édition d’un ouvrage un peu savant, un peu ardu, un peu touffu, qui discute entre autres questions celle qu’a traitée M. Darmesteter.

Nous voulons parler des Principes de linguistique de M. Hermann Paul. L’auteur est professeur de langue et de littérature allemandes à l’université de Fribourg. Avec une exactitude dont il faut lui savoir gré, quoique son exposition soit grise et terne, il écarte ces idées d’organisme et de vie sous lesquelles se déguise la vérité, et il s’applique à rechercher les faits intellectuels qui ont pour effet de transformer le langage. Au fond, ces deux ouvrages se complètent l’un l’autre. Ils appartiennent tous deux à une branche d’étude dont l’auteur de cet article peut se vanter d’avoir été le parrain, et dont, à diverses reprises, il a esquissé quelques parties : ce sont des livres de sémantique[1]. Voyons ce qu’ils nous apprennent.


I.

Par une coïncidence remarquable, les deux auteurs se sont d’abord rencontrés sur un point : c’est que chacun, quoique ayant sans doute à son service un assez grand nombre d’idiomes, a préféré prendre spécialement pour champ d’étude sa langue maternelle. C’est là une indication qui n’est pas sans valeur. La recherche dont il s’agit est de celles qui exigent une connaissance intime et directe du sujet : il n’en est pas ici comme de la phonétique ou de la morphologie.

  1. Du verbe grec semaino, signifier. La sémantique s’occupe des sens, par opposition à la phonétique, qui s’occupe des sons.