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lui, il a conquis les duchés de l’Elbe, et Francfort, et la Hesse, et le Hanovre, malgré la chambre prussienne. Il est donc et il demeure le vrai représentant de la Prusse ; il est antérieur et supérieur aux partis et aux rouages constitutionnels, comme ses pères à ces morceaux de peuple et de territoires dont ils ont composé l’état prussien, ainsi qu’un artiste compose une mosaïque où il fait concourir des marbres de couleurs variées à l’harmonie d’un dessin imaginé par lui.

Le roi de Prusse, empereur d’Allemagne, est à l’Allemagne comme empereur ce qu’il est à la Prusse comme roi. Cette équation est tout le problème allemand.

À ces causes historiques permanentes d’incompatibilité entre l’esprit du gouvernement prussien et le régime parlementaire s’ajoute une cause présente et particulière, la personnalité de M. de Bismarck.

M. de Bismarck a beaucoup parlé, beaucoup écrit, et ne s’est point donné la peine de mentir sur ses actes ; il sera donc facile de faire un jour son portrait. La postérité admirera en lui, comme sa qualité maîtresse, la hardiesse, qui vient tout à la fois de la puissance de sa nature et de la faculté de voir les choses telles qu’elles sont. La puissance, toute sa personne en est empreinte. « Il est colossal, dit l’auteur de l’Allemagne actuelle qui excelle dans le portrait; je l’ai vu à cheval, vêtu de son uniforme blanc; j’ai cru apercevoir les quatre fils Aymon. » De sa clairvoyance témoignent ses succès, qu’il a prévus et prédits; mais les historiens en trouveront d’autres preuves tout intimes dans sa correspondance particulière. Je ne sais si jamais écrivain de métier a dépassé ce grand seigneur dans l’art de décrire. Ses lettres sont des tableaux ou plutôt des musées. Le fleuve et la mer, la steppe et la montagne, l’orage et la sérénité, toutes les forces et toutes les formes de la nature, la pleine lumière du jour et les clartés de la nuit, la fureur du vent et la caresse du souffle léger, les animaux et les hommes, les toisons et les pelages, les figures et les vêtemens, toutes les variétés du dessin, toutes les nuances de la couleur, tous les bruits, sous de cloche, mélodies jetées dans l’air par le paysan qui passe, murmure des feuilles, hurlemens de la mer, la vie enfin, toute la vie, il la voit, il l’entend, il la sent. On a dit que son œil a absorbe » les choses. Cela est vrai, et il voit dans la politique comme dans la nature. A l’abri de l’énorme sourcil qui semble fait pour arrêter les fantômes, cet œil profond, cet œil qui voit et qui veut, pénètre la réalité. Que de pauvres fantômes se sont perdus dans cette épaisse broussaille : fantôme, apparu en 1848, d’une république allemande; fantôme de la puissance autrichienne ; fantôme de l’équilibre européen ; hélas ! fantôme de la