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avons senti, à certaines heures de départ ou de séparation, se briser en nous des cordes douloureuses. La grande phrase de Jean, cri d’amour filial lancé au milieu du quatuor : Adieu ma mère, et ma chaumière ! est parmi les sublimes éclats de la musique dramatique. Il n’est pas d’orphelin qui pourrait l’entendre sans pleurs.

C’est par cette humanité de son génie, par cette prise irrésistible sur l’âme que Meyerbeer est peut-être le plus admirable. Lorsque Jean, au troisième acte, pénètre dans sa tente, les bras croisés sous son manteau blanc, on attend du héros un cri de triomphe, que sais-je, des harangues, des oracles. — Pas du tout : il baisse la tête ; la lassitude, le dégoût de ses victoires l’accable. Mais voici que doucement quelques violoncelles murmurent et lui redisent l’écho de sa chanson villageoise. Il regarde : derrière l’étang glacé, derrière les arbres blancs dégivre, loin, bien loin, il revoit les prairies de Hollande, une auberge où le dimanche valsaient des paysans, et une vieille femme abandonnée pendant son sommeil par l’enfant pour qui ses lèvres priaient en songe. Alors, dans un déchirement brusque, apparaît la détresse de cette âme restée naïve, le cœur bat sous cette cuirasse, une larme monte à ces yeux hardis, et de cette poitrine de fer un seul mot s’échappe, le mot qui nous revient à tout âge, et que les plus durs ne désapprennent jamais : ma mère ! — Ce rappel d’une phrase entendue n’est pas, je le sais, le leitmotiv au sens wagnérien ; c’est le motif répété, mais au fond le principe est le même et l’effet est autrement saisissant chez Meyerbeer, parce que Meyerbeer sait user de tous les moyens, et ne les use jamais.

Voici maintenant les beautés plus qu’humaines du Prophète. Au moment où les soldats furieux vont marcher sur leur chef, ils l’aperçoivent debout. De ses questions hautaines il arrête leurs menaces, et sur l’aveu de leur faute, il les écrase de son mépris. Sa voix se hausse par degrés ; mais son courroux gronde encore sans emportement ni violence en des récitatifs dont l’ampleur ne sera peut-être jamais dépassée. Peu à peu l’effroi se répand même dans l’orchestre, qui tremble, et la colère du héros plane sans contrainte. De ses poings serrés, maître de lui-même et de tous, il jette les rebelles à ses genoux. Tout serait à étudier ; chaque mesure, chaque note est inestimable dans ce finale. Quelle clarté dans le double appel des trompettes qui se répondent ! Quel cri sur ces mots : la victoire sainte ! Il y a là un accord subit qui découvre tout l’horizon. Et après, comme la phrase roule, comme elle s’étend au-dessus de l’armée entière ! — Maintenant que la terre se tait, Jean peut écouter le ciel. Au premier rayon de soleil, à la première envolée des harpes, il voit les anges lui tendre des palmes d’or, il tire hors du fourreau son glaive assuré de la victoire. Semblable, dans son extase, à David qu’il invoque, il trouve même des grâces