Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 81.djvu/934

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce n’est plus un jeune, un tout jeune, le musicien du Roi malgré lui ; mais les jeunes le tiennent pour un des leurs, parce qu’il a les qualités de leur âge : la verve, la fougue, l’audace. Il est en avant, très en avant ; il suit la nouvelle école. Que dis-je, il la suit ? Après Gwendoline, il passait pour la conduire. De M. Chabrier plus que de tout autre, les fidèles de certaine petite église disaient avec importance : « Il a quelque chose dans le ventre. » À ce propos, avez-vous observé que notre époque naturaliste fait passer volontiers le ventre pour le siège du talent ? C’est le ventre aujourd’hui que Chénier se frapperait sur l’échafaud.

Du talent, M. Chabrier en a, et beaucoup. Il en a montré, avant le Roi malgré lui, dans sa rapsodie endiablée España, devenue populaire aux concerts Lamoureux ; il en a montré surtout dans l’opéra Gwendoline, représenté à Bruxelles l’année dernière. Il y a dans Gwendoline plus d’une page excellente. C’est de la musique un peu sauvage, un peu rocailleuse, parfois brutale, mais appropriée à un sujet barbare ; une œuvre un peu parente du Vaisseau-Fantôme, avec plus de rudesse encore. L’harmonie en est souvent dure et l’écriture pénible, mais les duretés, les fautes même disparaissent dans la rapidité, dans la furia des mouvemens ; les dissonances passent assez vite pour ne pas nous blesser. L’ensemble de la partition laisse une impression puissante ; on en relit volontiers plus d’un fragment : la farouche ballade du premier acte, le duo du rouet et la chanson de la fileuse ; au second acte, l’épithalame et le duo suivant. Tout cela est d’un musicien et d’un homme de théâtre avec lequel il faut compter.

Tout à coup, on annonce que M. Chabrier écrit un opéra comique, mais un vrai, de derrière les fagots, ces vieux fagots où l’on ne va plus aujourd’hui chercher à boire ; et, en effet, M. Chabrier l’écrit. Il écrit des morceaux : duos, trios, rondos, couplets à ritournelles ; ce wagnérien fait de l’Auber, et les autres wagnériens de s’en réjouir dans leur cœur, parce que chez un wagnérien tous les genres sont bons… fût-ce celui que vous savez, et qu’eux surtout savent très bien. M. Chabrier, disait-on, compose un opéra comique avec les procédés modernes ; sur des pensers anciens, il fait de la musique nouvelle. — Ce serait très bien, ce serait même l’idéal ; mais le musicien du Roi malgré lui ne semble pas y avoir tout à fait atteint. Cet idéal très délicat, très léger, deux maîtres ont su le surprendre : M. Gounod, dans le Médecin malgré lui ; M. Delibes, dans le Roi l’a dit. De chacune de ses deux aînées, l’œuvre de M. Chabrier ne tient guère qu’une moitié de titre. Au Roi malgré lui manque surtout l’unité de style, d’un style moyen, qui ne s’élève ou ne s’abaisse jamais trop. M. Chabrier n’a pas la gaité de bon aloi, la finesse comique, l’esprit argent comptant sans recherche ni trivialité ; il n’a pas non plus, ou du moins pas assez,