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qui régnait parmi cette population, la douceur et la pureté de ses mœurs, le respect dont les enfans y entouraient leurs parens, l’égalité complète qui existait entre tous, on s’émut en Angleterre de cette étrange série d’événemens, de ce roman océanien né d’un drame maritime, de cette idylle ébauchée par des matelots en révolte accouplés à des femmes sauvages, et réalisée par leurs descendans.

D’autre part, les mœurs s’adoucissaient en Angleterre. L’opinion publique s’était enfin prononcée contre les atroces traitemens infligés aux détenus de Norfolk ; le gouvernement en avait ordonné l’évacuation, et inaugurait à la Nouvelle-Galles du sud un régime plus humain. Aussi, lorsqu’on apprit que, par suite de l’accroissement de la population à Pitcairn, la terre manquait et ne pouvait nourrir ses habitans, eut-on l’idée, en 1856, de leur offrir de coloniser Norfolk abandonné. Ils acceptèrent. Plus de deux cents d’entre eux vinrent s’y établir, le gouvernement leur faisant l’abandon gratuit du sol, de quatre-vingts constructions qui y étaient édifiées, et leur fournissant en outre des vivres, des semences et des instrumens d’agriculture.

Il y a trente ans de cela, et déjà la population a plus que triplé. Avant peu force lui sera, à elle aussi, d’essaimer ailleurs. On retrouve à l’île Norfolk les traditions de l’Ile Pitcairn, le même mode de vie, la même hospitalité cordiale et simple. Comme à Pitcairn, les familles sont nombreuses et unies, et leurs descendans y portent avec orgueil les noms de leurs ascendans, des matelots révoltés du Bounty : les Young, Christian, Adams et Quintel y abondent. La race est belle, de haute taille, bien découplée, aux yeux et cheveux noirs, au teint olivâtre. Les femmes surtout sont d’une beauté remarquable ; elles ont conservé l’usage des femmes de leur race, à Tahiti comme aux Sandwich, d’orner leurs cheveux et leurs épaules de guirlandes de fleurs naturelles. Leur costume est le même : un long peignoir flottant montant jusqu’au cou. Chose singulière, les enfans, malgré des mariages fréquens entre parens assez proches, sont forts et vigoureux ; rien n’indique encore une dégénérescence de la race.

Certaines particularités frappent tout d’abord l’étranger qui visite l’Ile Norfolk. Les maisons sont ouvertes ; elles ne ferment qu’avec un simple loquet : le vol est inconnu, et nul ne songe à mettre ce qu’il possède à l’abri des convoitises. Puis une indifférence complète à ce qui se passe en dehors de l’île. Les événemens extérieurs n’intéressent en rien ces descendans d’hommes qui, résolument, se sont isolés du monde, cloîtrés dans leur îlot et détachés brusquement de la vie commune, de cette vie active et fiévreuse dont la vapeur et l’électricité transmettent à toutes les parties de l’univers les pulsations quotidiennes, qui mettent New-York et