Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 81.djvu/924

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et je lui remontrai que Tanoa avait toutes chances d’être kiki, c’est-à-dire mis à mort et mangé, s’il débarquait à Bau ; mais il sourit d’un air significatif, et, pour me convaincre que je me trompais, il doubla la quantité d’écailles qu’il m’avait d’abord offerte. Il devait avoir raison ; après tout, cela ne me regardait pas : j’avais fait mon devoir en lui exposant mes scrupules, et, s’il arrivait malheur à Tanoa, c’était son affaire. Je fis donc ce qu’il me demandait. Huit jours après, je revenais avec le vieux Tanoa, solidement arrimé dans l’entrepont, et ne le lâchai qu’à la nuit, après avoir reçu les écailles promises ; puis j’attendis tranquillement à mon bord ce qui allait se passer. Le lendemain, je remarquai sur la plage une grande agitation ; les indigènes allaient, venaient, couraient en armes à la lisière de la forêt. On eût dit une fourmilière en rumeur. Le soir seulement, j’appris par Séru qu’une insurrection avait éclaté, que les rebelles étaient vaincus, Tanoa remis en possession du pouvoir, et que lui, Séru, qui avait mené toute l’affaire, avait reçu le nom de Thakambau, qui signifiait malheur à Bau ; en outre, il était reconnu comme héritier de Tanoa. Inutile d’ajouter que ce dernier vécut peu, et que Thakambau entra promptement en possession de son héritage.

« C’était un client, à ménager, et je le ménageai, d’autant que ses manières d’agir vis-à-vis des gens dont il estimait avoir à se plaindre laissaient fort à désirer. Je ne vous en citerai qu’un exemple. Ayant appris qu’un petit chef indigène s’était permis de le blâmer, parce qu’après lui avoir enlevé une de ses femmes il l’avait tuée et mangée, Thakambau lui fit couper la langue qu’il avala toute crue en disant : « Cette langue ne critiquera plus son maître. » L’homme fut ensuite mis à mort et servit de festin à Thakamban et à ses amis.

« Je n’ai jamais su, ajouta-t-il, combien Thakambau avait de femmes ; il ne le savait pas exactement lui-même. Tour à tour il les comblait de présens et les rouait de coups. C’était la coutume de son pays ; il s’y conformait scrupuleusement. Ce que je puis dire, c’est que nous avons fait beaucoup d’affaires ensemble et qu’il payait ponctuellement. Une seule fois, nous eûmes des difficultés ; j’étais à terre, dans sa hutte, à sa discrétion. Il me rappela qu’il appréciait fort la chair des blancs, et je n’insistai pas. Depuis, je n’ai jamais traité aucune affaire avec lui qu’à mon bord, et tout a bien marché. »

En 1854, Thakambau fit profession publique de christianisme et abjura le cannibalisme. Il tint bon toutefois pour la polygamie, et ce ne fut que trois ans plus tard qu’il y renonça et reçut le baptême. En changeant de vie il voulut, une fois encore, changer de nom et adopta celui d’Ebénezer, donnant à sa femme favorite, la seule qu’il conservât, celui de Lydia. Peu après, l’influence des étrangers séduits par sa conversion le faisait reconnaître par l’Angleterre roi des îles Fijis, et le vieux païen cannibale octroyait à ses sujets une