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missionnaire français, me disait-on, supplante les autres comme le lapin supplante le lièvre. » Pourquoi ? C’est qu’alors même qu’il ne prêche pas une doctrine religieuse, le Français a le don inné de l’apostolat. Nous avons été colonisateurs : je ne sais si nous le sommes encore, je crains bien qu’il ne faille pencher pour la négative ; mais nous sommes missionnaires, nous avons le génie du prosélytisme. Qu’il porte au dehors une marchandise, une idée politique ou une foi religieuse, le Français n’a pas d’égal pour la propager. Dans nos colonies, d’autres introduisent le capital, l’industrie, le travail agricole, et se substituent promptement à nous au cœur de nos conquêtes. Nous n’y portons que nos idées, notre langue, et neuf fois sur dix, ce sont nos prêtres qui s’en chargent. Il est ingrat, sans doute, ce métier d’éducateurs ; mais elle est belle, la ruche d’abeilles où depuis tant de siècles nous faisons pour d’autres la cire qui éclaire le monde et le miel qui le nourrit.

Au cours de ces dernières années, après l’expulsion des ordres religieux, nos missions un moment languissantes ont été revivifiées. Elles recueillaient les bannis qui apportaient la sève de l’arbre à ces branches lointaines. Dans le Levant, en Afrique, dans l’extrême Orient, nos grand’gardes ont doublé, elles ont conquis les meilleures positions. Je sais bien qu’il est question d’une loi meurtrière, qui tarirait le recrutement de ces éclaireurs pour reverser dans le rang quelques conscrits médiocres. On se refuse à penser que cette faute puisse être commise. Les expériences du Tonkin et de l’Annam nous ont appris qu’un missionnaire, avec ses néophytes et son école, vaut parfois un régiment en temps de guerre. En temps de paix, il assimile ces peuples mieux que tous les bureaux coloniaux, par la persuasion et souvent par la leçon du martyre. Plus d’un Anamite ou d’un Chinois s’est dit sans doute, en retournant le mot fameux : « J’en crois des témoins que j’égorge. » Et là-bas, qui devient chrétien devient Français. Je n’insiste pas : ici encore j’ai été devancé par un collaborateur d’une haute compétence, qui traçait naguère le tableau de notre situation en Chine, pour arriver à cette conclusion : « La colonie française est infime en Chine, et la majeure partie du commerce, fort important du reste, que nous y faisons, est entre les mains des maisons étrangères. Heureusement nous avons les missionnaires ; si nous ne les avions pas, notre pays ne tiendrait pas en Chine une plus grande place que les puissances européennes de second ordre[1]. »

L’église connaît bien que notre concours lui est indispensable ;

  1. Les Missions catholiques en Chine et le protectorat de la France, dans la Revue du 15 décembre 1886.