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nous ne le savons plus, mais autant qu’il est facile de développer un lieu-commun, autant l’est-il d’y contredire, de le retourner en quelque sorte, et de le renverser. Philosophique ou littéraire, l’originalité serait vraiment à trop bon marché s’il y suffisait de nier ce que les autres affirment, d’affecter le mépris ou le dégoût de ce qu’ils aiment, de pleurer où ils rient, de rire où ils pleurent, de cracher sur ce qu’ils respectent. Entre le lieu-commun et son contraire, ce n’est pas nous qui sommes juges, ni nos impressions, — dans lesquelles souvent nous sommes pour si peu de chose, et notre hérédité, notre éducation, le milieu, les circonstances pour une si grande part, — mais c’est la vie, c’est l’expérience, c’est l’histoire qui nous apprennent tantôt à recevoir le préjugé commun, tantôt à le repousser. Baudelaire, pour lui, s’est contenté de le repousser, ce qui n’est qu’une autre manière d’en demeurer l’esclave. Si la préoccupation de « plaire » est fatale au véritable artiste, celle de « déplaire » ne l’est pas moins ; mais la seconde a cela d’admirable qu’elle ramène toujours la première, attendu que pour « déplaire » il faut être soi-même attentif à tout ce qui peut « plaire. » C’est le cas de Baudelaire ; et c’est l’explication à la fois de ce qu’il y a de paradoxal, de banal tout de même, et d’artificiel dans ses Fleurs du mal.

Mais, à défaut du reste, n’a-t-il pas en quelques intentions au moins ? et la fortune de ces intentions, comme il est arrivé quelquefois dans l’histoire, n’expliquerait-elle pas celle de son œuvre et de son nom ? Oui ; si, de ces intentions mêmes, la rhétorique encore n’avait gâté les unes, et si les autres n’étaient plus illusoires qu’originales. Par exemple, comme nos romantiques avaient fait entrer la notation des couleurs dans une poésie qui, jusque alors, avait dédaigné de traduire la sensation, Baudelaire, dit-on, y a fait entrer les odeurs, et avec les odeurs tout le long et mobile cortège d’images ou d’idées qu’elles traînent après elles. Si de tous nos sens l’odorat est le plus grossier, c’est-à-dire celui qui nous rapproche le plus de l’animal, peut-être est-il aussi le plus suggestif, parce que c’est celui dont les impressions demeurent le plus étroitement liées aux circonstances de leur cause :

Lecteur, as-tu quelquefois respiré,
Avec ivresse et lente gourmandise,
Ce grain d’encens qui remplit une église,
Ou d’un sachet le musc invétéré ?
Charme profond, magique, dont nous grise,
Dans le présent le passé restauré !


Voilà de mauvais vers, mais qui disent toutefois quelque chose. Ni le son ni la vue même ne sont capables comme une odeur de ressusciter