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chapelle une des plus fréquentées. Indépendans et décadens, symbolistes et déliquescens, dandys de lettres et wagnérolâtres, naturalistes mêmes, c’est là qu’ils vont sacrifier, c’est dans ce sanctuaire qu’ils font entre eux leur commerce d’éloges, c’est là qu’ils s’enivrent enfin des odeurs de corruption savante et de perversité transcendantale qui se dégageraient, à ce qu’ils disent, de leurs Fleurs du mal.

La faute n’en est pas toute à eux. « Vous m’avez fait grand romancier, » disait naguère à la critique l’auteur de l’Assommoir et de Nana, et l’on prenait pour un cri d’orgueil ce qui n’était de sa part qu’un soupir de modestie. Car, il voulait dire qu’au lieu d’y voir ce qu’elle y mettait, si la critique n’y avait vu que ce qui y était, Nana et l’Assommoir n’auraient pas en presque autant d’éditions que le Maître de forges. C’est ainsi que la critique, par sa manière même de s’y prendre pour l’attaquer, n’a pas médiocrement contribué à étendre et à fonder la réputation de Baudelaire. Aujourd’hui encore, de fort honnêtes gens n’oseraient parler des Fleurs du mal, — dirai-je sans se signer ? mais au moins sans donner des marques publiques d’indignation et presque d’effroi. C’est leur faire bien de l’honneur. Sans doute, n’ayant lu la Charogne ou la Martyre qu’à travers les commentaires des amis ou des prôneurs du poète, et prenant à la lettre un titre que Baudelaire n’a pas le mérite seulement d’avoir trouvé lui-même, — c’est M. Crépet qui nous l’apprend, — ils y ont vu je ne sais quelle végétation fantastique et hideuse, aux feuillages bizarres, aux colorations inquiétantes,


Aux parfums corrompus, riches et triomphans ;


toute une flore du vice et de la putridité. « Vous avez pris l’enfer et vous vous êtes fait diable, — lui écrivait Sainte-Beuve, qui se connaissait pourtant en corruption, — vous avez voulu arracher leurs secrets aux démons de la nuit. » C’est la note, et c’est le ton. Comme si donc Baudelaire avait découvert ou inventé le vice, comme si le vice n’était né que de notre temps, comme si nos romanciers du XVIIIe siècle, un Restif, un Laclos, un Crébillon, ne nous avaient pas depuis longtemps familiarisés avec tous les vices qui sont de la nature, et même avec ceux qui n’en sont pas, on lui a fait une réputation unique de satanisme, dont ses os ont dû plus d’une fois tressaillir d’aise dans leur tombe, qui le transfigure étrangement aux yeux d’une simple jeunesse, mais qu’en vérité, le pauvre homme a beau s’être agité, démené, contorsionné, non, je vous assure qu’il ne la mérite point. Ce n’est qu’un Satan d’hôtel garni, un Belzébuth de table d’hôte. Retranchez des Fleurs du mal une demi-douzaine de pièces qui ne diffèrent