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Ainsi pense la foule, et avec elle la plupart des écrivains de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les physiocrates voient dans la milice une perte sèche pour l’agriculture, les philosophes la déclarent incompatible avec la liberté humaine et s’apitoient sur « ce fléau des nations modernes. » Parmi les écrivains militaires et les hommes de guerre eux-mêmes, beaucoup, sans aller comme Saint-Germain et son commentateur jusqu’à nier l’utilité de l’institution, reprochent aux troupes provinciales de manquer d’expérience et de solidité, ou leur attribuent l’échec de leurs combinaisons[1] ; seuls, ou peu s’en faut, les grenadiers royaux, dont la valeur éclate à toutes les pages de notre histoire militaire, échappent à ce discrédit général.

Est-ce bien et complètement juste, et n’y a-t-il pas ici quelque exagération ? Plus un peuple s’émancipe et s’approche de la liberté plus il devient difficile ; plus s’allège le poids des abus qui pesaient sur lui, plus ils lui paraissent lourds. Ainsi de la milice à la fin de l’ancien régime. Sous Louis XIV, elle était respectée ; le souvenir des services qu’elle avait rendus dans les dernières campagnes du maréchal de Villars la protégeait. Sous Louis XV, dans les guerres de Pologne et de la succession d’Autriche, elle fait encore très bonne figure. C’est elle qui répare les pertes des armées de Bohême et de Bavière, et qui forme en partie celle du maréchal de Noailles en 1743, et l’opinion, Voltaire en tête, ne lui est pas encore trop hostile.

Après la guerre de sept ans, où son rôle avait été beaucoup moins actif, son impopularité se mesure aux progrès de l’esprit révolutionnaire ; ses jours sont comptés. Le gouvernement n’ose plus l’assembler, en attendant que la Constituante la supprime d’un trait de plume.

Pauvre Jacques Bonhomme, toujours sacrifié ! Pauvre milice, elle valait pourtant mieux que sa réputation ! Car enfin, pour peu brillans qu’aient été ses services en général, elle n’avait pas après tout laissé d’en rendre ; elle faisait nombre, et, parmi ses défauts, elle avait au moins une vertu : elle savait mourir, avec la tranquille résignation de l’homme des champs. Pendant deux siècles de guerres terribles, elle sème ses os sur toutes les grandes routes d’Europe ; elle comble les vides faits dans nos régimens par le feu et la maladie, sans qu’un rayon de gloire ou de popularité descende jamais sur elle. C’est la réserve toujours prête où puisent sans compter nos généraux. Rôle ingrat, lourd impôt, s’il en fut, et dont la bourgeoisie, elle, a bien su s’affranchir ! Tout cela pour qu’un jour les bourgeois

  1. Voir notamment Rousset, Correspondance de Louis XV et de Noailles et dans Gébelin, une lettre de Chevert à Belle-Isle.