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dix, douze ou quatorze lits, des fenêtres basses, un air méphitique, etc. » Le fait est qu’ici, par exception, les continuateurs de Diderot n’exagèrent pas trop. L’ancien régime n’entendait rien à l’hygiène, et de toutes les parties de l’administration militaire, après les hôpitaux, le casernement avait toujours été la plus négligée. Il est vrai qu’on était moins délicat, moins difficile alors, et que le besoin du confortable était infiniment moins répandu qu’aujourd’hui. Allez à Versailles et faites-vous montrer, dans les combles du château, les taudis où logeait la première noblesse du royaume, au temps de Louis XIV : vous serez moins tenté ensuite de vous étonner que l’on trouvât tout naturel encore, à la fin du XVIIIe siècle, de faire coucher deux soldats dans le même lit. Considérez aussi ce qui se passait à la même époque dans les autres armées, comparez la condition du soldat autrichien ou prussien[1] à celle du soldat français. Interrogez Guibert[2], Mirabeau[3], Toulongeon[4], Goethe[5] lui-même. Lisez les pages écœurantes de Laukard et du Témoin oculaire sur le service sanitaire à l’armée du duc de Brunswick en 1792[6], celles du prince de Ligne[7] sur les hôpitaux autrichiens ; on oublie trop souvent ces comparaisons synchroniques. Elles s’imposent pourtant à qui veut prendre exactement la mesure d’un fait historique et porter sur ce fait un jugement équitable.

  1. Au dire de Bardin, ils étaient moins bien traités que les Français : « Il n’y avait, dit-il, que les Anglais qui le fussent mieux. » (Bardin, Dictionnaire.)
  2. Voyage en Allemagne. Il faut lire, dans ces notes au jour le jour, le tableau qu’il trace de la condition du militaire prussien : « Soldats hors de service, sans tenue aucune, malpropres, mal peignés, déguenillés même, enfin comme ils veulent. — Soldats à tous les coins de rue, — dans Berlin, — exerçant toute espèce de professions : conducteurs de fiacres, laquais de louages, vendeurs d’allumettes, mendians. On a pour principe, en Prusse, qu’aucune profession n’avilit le soldat ; que tout est bien, pourvu qu’il gagne de l’argent. — Infanterie toute campée sur une ligne ; gardes du camp à 150 pas des faisceaux, chaîne de sentinelles doubles à deux pas les unes des autres. Même chaîne sur les côtés et derrière. Quelle armée, sous ce point de vue, que celle où l’on est obligé d’enceindre ainsi les drapeaux pour empêcher que les soldats ne les abandonnent ! Il est constant que, dans la première campagne, les régimens prussiens peuvent compter sur un quart de déserteurs ; en temps de paix, cela est impossible. — Désespoir de la plupart de ces malheureux, ainsi enfermés et réduits, par la modicité de leur solde, à la vie la plus misérable ; suicides très communs parmi les soldats, surtout parmi cette classe d’étrangers qui forme le tiers des compagnies et qu’un moment d’inconstance a privés de la liberté pour leur vie. Quand on les engage, on leur fait bien une capitulation pour tant d’années, mais presque toujours on les trompe… »
  3. De la Monarchie prussienne.
  4. Toulongeon, une Mission en Prusse.
  5. Campagne de France.
  6. Voir la savante étude de M. Chuquet, la Première invasion prussienne.
  7. Mémoires.