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vous ferez celle des rois et des peuples… Personne d’eux ne sentira mieux que moi le prix que votre personne ajoute à ce bienfait, ni quel est le bonheur de vous devoir ce que les souverains doivent désirer le plus. » — Ajoutons pour le dire en passant qu’à ces douceurs royales le poète diplomate trouva moyen de joindre, par le courrier qui les emportait, un hommage délicat pour son propre compte : c’était l’offrande d’un exemplaire de la Henriade, accompagné d’une dédicace où il assurait qu’après avoir chanté Elisabeth d’Angleterre, il ne désirait rien de plus que de célébrer une autre Elisabeth qui égalait la première par sa magnificence en la surpassant par ses autres vertus[1].

Malheureusement, quand cet envoi, si bien préparé par Frédéric et ses bons amis pour achever de tourner la tête de la tsarine, arriva à Saint-Pétersbourg, le vent y avait brusquement changé. On ne tenait, en vérité, jamais rien avec cette cour fantasque, où tout se décidait par de puériles vanités de femme et par les appétits de ministres corrompus. Subitement et coup sur coup, Frédéric apprit de son envoyé auprès d’Elisabeth d’abord que la tsarine renonçait, sans dire pour quelle cause, à toute idée de médiation, puis que, le considérant lui-même, dans la guerre présente, comme le véritable agresseur et le premier violateur de la paix de Breslau, elle déclarait n’être plus tenue de faire honneur à la garantie qu’elle avait promise. Bien plus, elle laissa même entendre que, liée à la Saxe par des conventions antérieures, si Auguste, après avoir pris part à la lutte qu’elle croyait légitime, était exposé à des représailles, elle croirait devoir étendre sur lui sa protection.

Quand cette nouvelle inopinée parvint à Frédéric, toute sa fermeté d’âme ne put le défendre de laisser voir une douloureuse surprise ; quoi, non-seulement, après tant de protestations d’amitié, on renonçait à le défendre, mais on donnait publiquement carte blanche à ses ennemis pour lui courir sus ! Et d’où venait ce revirement inattendu ? On se perdit en conjectures pour l’expliquer. Le seul motif allégué (et qui ne paraissait pas sérieux), ce fut que, dès que le projet de médiation russe avait été connu, une proposition du même genre avait été mise en avant, à Constantinople, par le sultan, et qu’une impératrice de Russie ne pouvait consentir à être mise en collaboration ou en concurrence avec le Grand-Turc. Beaucoup pensèrent (et l’hypothèse plus simple était plus vraisemblable) que c’était le chancelier Bestuchef qui, largement payé par l’or

  1. Note de d’Argenson à Ledran, 15 avril 1745. (Correspondance de Russie. — Ministère des affaires étrangères.) — Voltaire, éd. Beuchot, t. XXXVI, p. 130. — Correspondance générale, 3 mai 1745.