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besoin de le répéter, écarter tout scrupule patriotique : le patriotisme véritable se garde pour d’autres épreuves. Mais, même au point de vue esthétique, il n’est pas bon d’isoler ainsi, de singulariser Wagner, de voir en lui, soit au-dessus, soit au-dessous de ses devanciers, une exception prodigieuse. Je suis un homme comme les autres, disait Méphistophélès à l’écolier. Wagner aussi, du moins le Wagner de Lohengrin, le seul qui nous occupe aujourd’hui, celui-là est un homme comme les autres; comme les autres grands hommes, s’entend.

C’est pendant l’été de 1845 que l’auteur de Rienzi, du Vaisseau-Fantôme et de Tannhäuser 'esquissa le poème de Lohengrin. On sait l’histoire d’Elsa, princesse de Brabant, faussement accusée d’avoir tué son frère, défendue et sauvée par un chevalier inconnu, qu’elle épouse en jurant de ne jamais lui demander son nom. Mais les perfides conseils d’Ortrude, femme du traître Telramund, jettent dans l’âme d’Elsa le doute et l’inquiétude; pendant la veillée nuptiale, elle interroge son époux. Aussitôt le charme tombe, et le chevalier doit regagner sa mystérieuse patrie. Devant tous il se nomme : il est fils de Parsifal, et Lohengrin est son nom; il est un de ces soldats pieux qui, dans un burg inaccessible, gardent quelques gouttes du sang de Jésus et ne peuvent combattre, aimer sur terre, une fois leur secret dévoilé. Lohengrin s’éloigne donc, mais, avant de partir, il rend à Elsa son frère, que l’enchanteresse Ortrude avait métamorphosé en cygne.

Après avoir longtemps dédaigné cette légende, Wagner finit, dit-il lui-même, par y voir un mythe dont le sujet était dans le cœur même de la femme. Voilà bien, en effet, le berceau de cette fable mystérieuse. Elsa est fille de Psyché, fille elle-même d’Eve, qui la première voulut savoir et fut punie. La curiosité la fit coupable et malheureuse, condamnée à enfanter des malheureux. Et depuis, le désir de la science, éternel au cœur de l’humanité, et amenant éternellement la souffrance, resta la vieille et dure loi, que toutes les religions, celle des faux dieux comme celle du Dieu véritable, ont reconnue et subie, et dont l’histoire d’Eve, celle de Psyché, celle d’Elsa, paraissent les mélancoliques symboles.

Dans un livre récent<ref> L’Opéra et le Drame musical, d’après l’œuvre de Richard Wagner, par Mme H. Fuchs. Paris, 1887; Fischbacher. </<ref>, une femme, qui sait chanter et qui sait écrire, a analysé le système wagnérien. Elle en indique avec précision les principes essentiels. Nous allons voir que la beauté de Lohengrin vient, sinon de la désobéissance à ces principes trop rigoureusement posés, au moins d’une certaine liberté prise avec eux. Wagner, satisfait sans doute d’être prophète ou dieu, en son pays, voulait d’abord créer un art germain par opposition à l’art latin. Il a prétendu le faire et s’est vanté de l’avoir fait. Cependant la fable de Lohengrin, celle de Tristan,