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L’ARMÉE ROYALE EN 1789.

Vienne cette heure, et soudain tout sera changé. Le gouvernail était aux mains d’une courtisane et de quelques roués : le voilà dans les mains de la « petite rousse et du grand garçon mal élevé, » comme l’éhontée drôlesse appelait Marie-Antoinette et le dauphin. Et voilà que cette « petite rousse, » qui se trouve être une reine, et ce « grand garçon, » qui n’est pas un roi, mais qui a de l’honnêteté, se mettent à donner du balai dans ce tas d’impuretés. La Du Barry part en exil et du Muy prend la guerre.

Il n’en fallait pas plus pour rendre au commandement sa dignité; car, malgré les scandales et la honte des dernières années, il était resté bon dans l’ensemble; et, si la corruption avait atteint la tête, elle n’avait pas encore, Dieu merci! gagné les moelles. Au-dessous des Soubise et des Richelieu, loin de la cour et des boudoirs, à l’école de l’expérience et du malheur, s’était formée, pendant cette terrible guerre de Prusse, toute une couche d’officiers-généraux des plus distingués : les Condé, les Broglie, les de Castries, les Saint-Germain, les Rochambeau, les Bouille, les Gribeauval, les Guibert, les Grimoard, les Servan, les Chabot, les Lévis, les Montbarey, les Vioménil, les d’Armentières, les De Vaux et tant d’autres. Avec une telle élite, délivrée des intrigues et purgée des intrigans, l’armée ne pouvait manquer de retrouver très vite de solides états-majors. Il n’y avait qu’à se baisser pour puiser dans cette réserve. On le vit bien quand la guerre d’Amérique éclata. Jamais l’ardeur, l’émulation, n’avaient été plus vives. Jamais, en dépit des théories humanitaires et de la sensibilité du siècle, l’esprit militaire n’avait paru plus vivace, et ce fut vraiment un beau spectacle que celui de cette noblesse, si décriée naguère, si chansonnée et si caricaturée, s’élançant à la défense d’un peuple opprimé sans réfléchir à ce que cette héroïque folie pourrait bien lui coûter. Moins de quinze ans après une succession de revers inouïs dans son histoire, grâce à la solidité de ses institutions, grâce à la persistance des vertus guerrières dans son aristocratie, la France était déjà debout, faisant face, sur terre et sur mer, à la plus redoutable puissance du monde alors. Grand exemple et grande leçon, bien faite pour donner à réfléchir à ceux qui ne se paient pas de lieux-communs révolutionnaires et qui ne croient pas encore, en dépit de la mode et du courant, à la supériorité des armées citoyennes sur les armées de métier.


ALBERT DURUY.