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descendue d’un cran encore, s’abaissant au tutoiement de la fille et lui prostituant un trône où les autres apportaient encore un reste de décence, l’anarchie ne connaîtra plus de bornes. La guerre est finie, Dieu merci! et il n’y a plus de commandement à distribuer; mais il reste à réparer de grandes ruines, à refaire une armée qui passe maintenant pour la dernière de l’Europe, à la relever dans sa propre estime. Justement, pour cette œuvre de reconstitution, un homme s’est rencontré, non pas tout d’une pièce assurément, ni d’une bien haute envolée, mais un homme enfin, un ministre comme la royauté n’en a pas trouvé depuis longtemps. Avec et par lui, la France, en quelques années, a recouvré du prestige et sa place en Europe. Elle n’est pas restée écrasée sous le coup de massue de Rosbach, elle a contracté des alliances, elle a même acquis une province. Malheureusement Choiseul a déplu par sa réserve à la favorite ; il déplaît plus encore à Richelieu qui l’a lancée, à d’Aiguillon son amant, et à Maillebois qui vit dans son intimité. Sa perte est décidée dans le boudoir de la belle Lange. Saute, Choiseul ! saute Praslin ! et c’est dans le même boudoir que le prince de Condé bâcle en un tour de main la nomination de Monteynard à la guerre, aux lieu et place de l’honnête de Muy, qui n’a pas voulu se soumettre à l’humiliation des petits levers de la toute-puissante courtisane. La place de grand maître de l’artillerie vient à vaquer, c’est elle encore qui en dispose. On connaît son mot cynique à Condé, furieux de n’avoir pas touché le prix de son zèle : « Je vous l’avais promise, eh bien! je vous la dépromets. » Et d’éclater de rire en tirant la langue au premier prince du sang devant le roi[1]. Va-t-elle au camp, elle y paraît en reine, passant la revue des troupes et traitant royalement les officiers. On lui porte les armes, la musique joue sur son passage et le colonel de la Tour-du-Pin fait rendre à son carrosse les mêmes honneurs qu’à ceux des princesses.

L’abjection est à son comble ; elle touche aussi par bonheur à son terme, et la réaction ne tardera pas. Déjà la dauphine en a donné le signal en refusant d’adresser la parole à la favorite, malgré les objurgations de la trop politique Marie-Thérèse[2] et de Mercy-Argenteau. Déjà, sous les voûtes de la chapelle de Versailles, a retenti, comme un écho de Bossuet, l’âpre et vibrante parole de l’abbé de Beauvais, évoquant devant ce monde de grands seigneurs et de grandes dames proxénètes, et devant le nouveau «Salomon » lui-même atterré, l’image de leur prochaine et fatale destruction.

  1. Voir cette scène dans la Du Barry du MM. de Goncourt.
  2. « Il suffit que le roi distingue une telle ou un tel pour que vous lui deviez des égards. » Marie-Thérèse à Marie-Antoinette (cité par les Goncourt).