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REVUE DES DEUX MONDES.

« Autrefois, dit Mirabeau[1], le luxe de la cour impériale absorbait les fonds nécessaires pour la guerre et empêchait qu’on ne fît, en temps de paix, les dispositions nécessaires pour résister à un ennemi toujours prêt à frapper. Tout est changé : ce n’est plus cette armée réduite à la paix et à laquelle il fallait des mois pour se recruter avant de pouvoir s’opposer à l’ennemi en rase campagne, ce ne sont plus ces arsenaux et ces magasins dépourvus de tout. L’armée autrichienne est toujours complète et incessamment fournie de tout ce qu’il faut pour camper, etc. »

Moins riche et plus confiante dans la valeur de généraux accoutumés à vaincre un contre deux ou trois, la Prusse entretenait moins de soldats. Frédéric-Guillaume II n’avait que 182,658 hommes sous les armes ; mais, à la première apparence de guerre, il pouvait en élever le nombre à 250,000 avec la rapidité qui caractérisait déjà l’administration prussienne. Chiffre énorme[2], si l’on considère que la population des états prussiens n’allait pas alors à plus de 6 millions d’habitans. (Mirabeau.)

Cependant, dans cette armée, naguère si supérieure à toutes les autres, plus d’un symptôme de décadence se montrait déjà. Les contemporains ne s’y trompaient pas tous. On voyageait beaucoup en Allemagne alors ; on allait surtout beaucoup en Prusse ; c’était pour les hommes de qualité, pour la jeune noblesse militaire, comme un complément d’éducation. Avoir vu le grand Frédéric était un titre ; lui avoir été présenté, le comble de l’honneur et du bon ton. De 1763 à 1786, les visiteurs abondent à Berlin, comme autrefois à la cour du roi-soleil. Très bien reçus par le roi, quand il était de bonne humeur, par le prince Henri et par le duc de Brunswick, beaucoup revenaient « enivrés de louanges, n’ayant vu des choses que la superficie, et se faisaient les apôtres des principes et des idées de Frédéric[3]. » D’autres, au contraire, moins faciles à éblouir, saisissaient fort bien les parties faibles du colosse et rapportaient de là-bas une impression fort rassurante. « Dans cet état même, que nous appelons militaire, parce que son roi est un guerrier habile, écrivait Guibert au retour d’un long voyage d’étude en Allemagne, dans cet état qui s’est agrandi par les armes, qui n’existe et ne peut se flatter de conserver ses

  1. Système militaire de la Prusse.
  2. C’est celui de Grimoard ; mais ici, comme pour la France, les documens contemporains ne sont pas absolument d’accord. D’après Mirabeau, l’armée prussienne, à la mort de Frédéric, comptait 190,924 combattans, dont 143,000 d’infanterie, 37,774 de cavalerie et 10,000 d’artillerie; d’après Favier, son effectif, en 1773, s’élevait déjà à 250,000 hommes (avec l’infanterie de garnison, qui équivalait à notre milice).
  3. Montbarey, Mémoires.