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En vain le jansénisme, avec Nicole et Pascal surtout, essaie une fois encore de rétablir dans ses anciens droits une morale plus pure, plus rigoureuse, presque calviniste, — et c’est ici le lien qui unit entre elles les Provinciales et les Pensées; — en vain, et tout en combattant la théologie janséniste, et au besoin le parti, Bossuet et Bourdaloue, dans la chaire chrétienne, secondent cependant cet effort. Ils n’ont pas plutôt disparu, ou même ils vivent encore, que déjà l’esprit du XVIe siècle reparaît dans celui du XVIIIe, et, en particulier, dans ce fameux Dictionnaire de Bayle, mélange surprenant et caractéristique, d’érudition, d’athéisme et d’obscénité...

Je craindrais, si je poursuivais, que l’on ne m’accusât de vouloir, avec ses fanatiques, transformer Rabelais en un précurseur des idées de la révolution. Et, en effet, il faut prendre garde aux expressions dont on se sert pour caractériser un homme ; et ne pas lui prêter des intentions ou des idées que nous n’avons appris nous-mêmes à nommer que depuis qu’il est mort. Dire de Rabelais qu’il fut un précurseur de la Tolérance et de la Libre pensée, cela est aussi ridicule que de dire de César que ses discours électrisaient ses troupes, ou qu’un regard de lui magnétisait ses soldats rebelles. Il n’est pas moins vrai cependant que l’on ne saurait, comme l’a fait Montaigne, mettre l’auteur de Pantagruel au nombre des auteurs « simplement plaisans; » ni se contenter, avec Sainte-Beuve, d’en faire un «Homère bouffon. » Rabelais est quelque chose de plus, ou quelque chose d’autre. Il s’égaie, et il nous égaie; mais il pense, et il nous fait penser: c’est ce qui le distingue des conteurs de son temps et de ceux qui l’ont précédé. Que d’ailleurs on ne puisse pas l’entendre aisément ni toujours, rien de plus naturel. Lui-même, en effet, n’entend qu’à peine sa propre pensée; ou du moins, comme il n’en voit pas toutes les conséquences, qui ne s’en dégageront qu’une à une, selon que l’occasion et le temps le voudront, il n’en donne pas toujours une expression assez nette, assez compréhensive. Mais, pour n’y être pas exprimées comme elles ne pouvaient l’être que longtemps après lai, presque toutes les idées dont le monde moderne a vécu jusqu’à nous n’en sont pas moins dans Rabelais. On doit même ajouter que la plus enveloppante, eu quelque sorte, celle d’où sont sorties depuis lors presque toutes les autres, est justement celle dont il semble avoir voulu, en ne se lassant pas d’y revenir, épuiser la fécondité. Et si j’aurais mieux aimé, je l’avoue, — pour nous, non pas pour lui, — qu’il appliquât son génie à un autre usage, j’espère que les Rabelaisiens eux-mêmes, respectueux de la liberté de penser, ne m’en voudront pas de ce vœu, — rétrospectif, admiratif et inoffensif !


F. BRUNETIERE.