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de Rabelais, l’idée qui s’en dégage réagit aussitôt sur les quatre autres pour leur donner une signification et une portée nouvelles. Où l’on ne voyait que la bouffonnerie d’un ogre en belle humeur, son rire plus qu’homérique, l’ébattement ou l’ébrouement, parmi ses propres inventions, d’une imagination également fantasque et puissante, il faut chercher maintenant des intentions et des dessous, il faut voir le masque d’un philosophe et d’un réformateur, il faut trouver un sens profond à ce qu’il y a dans son livre de plus énigmatique, de plus incompréhensible et de plus ordurier. Mais, au contraire, ôtez ce cinquième livre : je ne dirai pas que tout s’éclaircit, mais ce qui était obscur le reste, et doit le rester, et n’a pas besoin que l’on se creuse l’esprit à en vouloir trouver une interprétation. Alors, quand Rabelais, dans trois longs chapitres, célèbre les vertus de l’herbe « nommée Pantagruélion, » il n’y a plus de mystère, et c’est tout simplement un plaisir pédant qu’il se donne de nous étaler sa science botanique. Ailleurs, quand il nous fait l’interminable « anatomie de Quaresmeprenant » ou qu’il nous raconte la grande bataille de Pantagruel et des Andouilles, c’est son imagination qui s’amuse, et s’attarde, et se complaît en des variations sur un thème bien connu des conteurs du moyen âge; et si peut-être il y glisse quelques allusions, elles sont claires. Et lorsqu’il veut, en vingt autres endroits, se railler des gens de justice, de finance, de guerre ou d’église, il le fait ouvertement, avec une grosse gaîté, exubérante, contagieuse, irrésistible, mais en réalité, et au fond, avec une mesure qui diffère beaucoup de la violence injurieuse du cinquième livre, ou, pour mieux dire, avec cette modération qui ne caractérise pas moins sa philosophie que sa conduite. Et c’est pourquoi je suis de ceux qui pensent que le cinquième livre n’est pas de Rabelais.

Faut-il aller plus loin ? C’est donc dans le quatrième que l’on en trouve la meilleure preuve. On connaît l’ile des Papimanes, et le chapitre intitulé : «Comment par la vertu des Décrétales est l’Or subtilement tiré de France en Rome.» Mais aucun éditeur ne nous fait observer qu’au temps même où Rabelais composait ce chapitre, on publiait à son de trompe, dans les carrefours de Paris, un édit qui défendait « sur peine de la vie, et de la confiscation des biens, à qui que ce fût, de porter aucun argent, pour quelque raison que ce fût, ni à Rome ni en d’autres lieux de la dépendance du pape. » Et, à la vérité, quelques jours auparavant, on en avait, par compensation, publié un autre contre les hérétiques. Mais, de ce côté-là aussi, Rabelais s’était mis en règle, si je puis ainsi dire, par une déclaration de guerre aux « Démoniacles Calvins, imposteurs de Genève. » De telle sorte que sa plus grande hardiesse aurait donc consisté, dans son quatrième livre, à dire également contre les protestans et contre Rome ce qui pouvait être le plus agréable