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passé les origines de la monarchie parlementaire, l’envisagent comme une invention propre à la noble race anglo-saxonne, un instant viciée dans son sang par l’invasion normande, mais qui a su s’affranchir bientôt de cette greffe impure. « Freeman, lisons-nous dans le remarquable livre de M. Boutmy sur l’histoire de la constitution anglaise, a dû singulièrement aventurer ses inductions et forcer les analogies pour établir non-seulement le lien d’une tradition, mais une sorte d’identité entre le witenagemot anglo-saxon et la chambre des lords actuelle, et Stubbs lui-même paraît s’être trop complu à considérer la cour de comté, institution d’avant la conquête, comme l’œuf vivant d’où est sortie spontanément la représentation parlementaire. Witenagemot et cour de comté languissaient et se mouraient au XIe siècle, et les institutions correspondantes qui paraissent après 1066 diffèrent partant de points de leurs prétendus originaux qu’on peut les considérer comme des créations nouvelles. Elles doivent évidemment beaucoup plus au grand événement qui vient de s’accomplir qu’à l’édifice ruiné dont elles ont utilisé plus ou moins la distribution et les matériaux[1]. » Mais les philistins anglais ne daigneront jamais lire le livre de M. Boutmy. Il faut être Anglais pour apprécier les institutions anglaises, et l’étranger qui les admire est aussi incapable de les comprendre que celui qui les critique.

Toujours plein de la grandeur de son pays, le philistin d’outre-Manche se souvient sans cesse que la Grande-Bretagne occupe la première place parmi les nations commerçantes, et qu’elle a fondé un immense empire colonial où le soleil ne se couche jamais, et il faut convenir que cet empire est la plus étonnante création qu’ait vue le monde depuis le temps de la domination romaine. Le philistin en rapporte tout le mérite, toute la gloire aux qualités supérieures de sa race. En vain M. Seeley a-t-il démontré, dans ses éloquentes conférences, que les ambitions anglaises furent secondées et heureusement servies par les circonstances, par les événemens, par les guerres continentales, le philistin est un de ces sourds qui n’entendent que ce qu’il leur plaît d’entendre. Il a décidé depuis longtemps que l’Anglo-Saxon possède seul le génie de la colonisation, qui manque entièrement aux autres peuples. On perdrait son temps à lui représenter que les grands Anglais qui ont fondé l’empire des Indes avaient eu des précurseurs, qu’ils ont appliqué avec bonheur et avec génie les procédés inventés par Dupleix; quand un fait dérange, incommode le philistin, il a bientôt fait de le supprimer. Il ne se résoudra jamais à confesser que si les Anglais ont porté très loin l’art du gouvernement, d’autres nations s’entendent mieux à s’assimiler leurs sujets, à les réconcilier avec leur sort, à leur faire

  1. Le Développement de la constitution et de la société politique en Angleterre, par E. Boutmy, membre de l’Institut. Paris, 1887 ; Plon.