Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 81.djvu/110

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelque défaillance lui est venue, rien ne la trahit; la souffrance est enfouie dans ce cœur comme une chair morte sous le marbre. La cloche sonne l’office; d’un geste rapide, il ramène le capuchon du froc sur ses yeux, qui erraient dans la plaine; il les relève, les tourne vers son église et, au-dessus, vers le ciel. La prière l’appelle, il s’empresse, il sourit.

Et tous ces gens-là n’ont pas lu le Cremonini. Mais la vérité que le professeur commente médiocrement, ils la savaient avant lui, ils la démontrent et la pratiquent. Je ne m’étais pas trompé en venant chercher au Mont-Cassin cette leçon philosophique : je m’étais seulement trompé de livre. Voici les philosophes qui la donnent, et depuis bien des siècles, depuis leur premier instituteur. Dans le préambule de sa règle, saint Benoît passe en revue les diverses classes de moines. Il met au premier rang la forte milice des cénobites; il mentionne au dernier les gyrovagues, ces moines vagabonds qui errent d’un monastère à l’autre et ne peuvent se fixer, parce qu’ils sont indisciplinés de cœur et d’esprit. Le Cremonini, et moi qui viens de le lire, et nos pareils qui me liront, nous sommes tous des gyrovagues, dispersés sur les choses vaines. Pour sentir notre infériorité, il suffit de regarder vivre les cénobites, comme je l’ai fait ici durant quelques jours. Ceux-là ne formulent pas en beau langage la théorie du grand rien et de la grande fuite des apparences; ils la prouvent en renonçant au néant du monde. Et ils ne concluent pas au pessimisme. L’aphorisme du rhéteur de Padoue, cruel et mélancolique pour nous, est pour eux un motif de joie; il justifie leur sacrifice, il confirme leur espoir. Ce que nous professons tristement, ils le pratiquent avec allégresse, ayant établi leur demeure au-dessus de ce monde « qui n’est jamais, qui ne fait que naître et mourir à chaque instant. »


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGÜÉ.