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un mouvement de fourmis, des points noirs qui sont des hommes. De temps en temps, un gros insecte annelé glisse sur le pays ; c’est le train du chemin de fer, qui emporte la vie, la pensée, les préoccupations d II siècle. Il n’en arrive ici qu’un peu de fumée et l’écho affaibli d’un bruit qui passe.

Quand les yeux se relèvent à niveau, ils n’aperçoivent plus que les joies pures de la lumière sur les flancs nus des Apennins. Elle a des jeux magnifiques, variés pour toutes les heures. Vers le soir, les plans décroissans des montagnes sont marqués par des lignes bleues, très sombres au-devant, de plus en plus claires à mesure qu’elles fuient dans l’étendue. La dernière est si blême qu’elle se confond presque avec l’outremer du ciel. Tel l’horizon de rêves et d’espérances où ces religieux attachent leur regard; les yeux trop faibles le tiennent pour un bleu chimérique; ce n’est pas qu’il n’existe point, c’est qu’il est plus lointain et plus haut.

Au temps de saint Benoît, la Campanie était encore païenne. Ce pays ne fut jamais austère; on sait quelle réputation les gens de Rome avaient faite à Capoue et à tous ces jardins de la Grande Grèce. Les dieux indulgens du vieux monde s’y défendaient dans leur dernier paradis. Cela enflamma le zèle de l’apôtre et décida son choix. Il y avait, dit-on, sur le Mont-Cassin une statue d’Apollon qu’il détruisit de sa main. En tout cas, des établissemens religieux occupèrent ce sommet depuis la plus haute antiquité. Les assises du couvent portent par endroits sur des lits de blocs cyclopéens, attribués aux Pélasges. Saint Benoît édifia sur ces ruines conquises la première maison de sa famille. Puis il s’occupa de lui donner la maison morale, la règle.

Je viens de lire cette règle bénédictine, qui servit de modèle à toutes les autres. Notre époque fait grand état et grande montre de la psychologie ; ceux qui s’y plaisent devraient pratiquer ce petit livre, il en apprend long. L’homme qui l’a écrit avait une singulière expérience de l’âme humaine, des ressorts par lesquels on la meut et on la tient. Pour le politique, le chapitre consacré aux devoirs de l’abbé serait le meilleur des traités de gouvernement. L’esprit général de cette loi, c’est l’obéissance absolue de tous au pouvoir librement délégué par tous; obéissance tempérée par la charité dans les rapports communs, par la terrible responsabilité du supérieur devant Dieu. La pensée constante du législateur est de rendre l’homme dur à lui-même, doux à autrui; son objet final, d’assurer la paix extérieure de la communauté et la paix intérieure de chacun des membres par la remise de la volonté propre. A côté des dispositifs les plus sévères, on rencontre des prévisions d’une délicatesse maternelle ; ainsi il est recommandé aux plus diligens,