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tu dois te lever aussi: » et, saisissant le poignet délicat d’Abd-el-Kader dans sa main vigoureuse, il l’enleva de terre comme une plume. Pendant l’entrevue, de grandes bandes de cavaliers avaient couronné silencieusement les mamelons d’alentour; lorsque les deux grands chefs remontèrent à cheval et se dirent adieu, une immense acclamation, mêlée aux notes stridentes de la musique arabe, fit vibrer l’air et réveilla les échos des montagnes. « Dans ce moment, a dit le général, un coup de tonnerre, qui s’est fort longtemps prolongé, est venu ajouter au caractère grandiose de la scène. Mon cortège a été saisi d’un frémissement et tous se sont écriés : « c’est beau ! c’est imposant ! c’est admirable ! » Je me suis arrêté un moment sur le terrain de la conférence ; je tâchais d’énumérer l’armée qui était devant moi ; je crois être modéré en la portant à dix mille chevaux. Elle était massée en grande profondeur sur une ligne de plus d’une demi-lieue; les cavaliers étaient serrés depuis la base jusqu’au sommet des mamelons.» Tandis que le général Bugeaud revenait, avec sa petite escorte, vers ses troupes qui l’attendaient à plus d’une lieue de là, anxieuses, Abd-el-Kader entouré de toute son armée, rentrait orgueilleusement dans sa tente : par la finesse de ses calculs, par l’adresse de ses longs retards, par la singularité du spectacle et l’habileté de la mise en scène, il s’était assuré l’avantage de la journée : c’était lui qui avait paru être le suzerain; c’était lui qui était le triomphateur.

Revenu au camp de la Tafna, le général Bugeaud réunit le soir même les officiers sur la plage. Au milieu du cercle, à cheval, il fit un long discours pour démontrer qu’après tout la paix était honorable : « j’espère, dit-il en terminant, que celle que je viens de signer donnera la sécurité à nos colons, qui m’en auront de la reconnaissance. » Le 4 juin, l’armée reprit le chemin d’Oran, où elle arriva le 9 ; dès le 3, le général avait fait embarquer un de ses aides-de-camp, porteur du traité soumis à la ratification du roi.

Qu’en allait-il advenir? Six semaines auparavant, une demande de crédits supplémentaires avait suscité, dans la chambre des députés, un débat qui s’était prolongé pendant six séances. Les adversaires de l’Algérie, encouragés par la mollesse du ministère, l’avaient pris de très haut. « Ma conviction intime, avait dit le comte Jaubert, est qu’au premier coup de canon qui se tirera sur le Rhin, on abandonnera Alger et que personne n’y pensera plus. » Cependant il pourrait consentir à garder Alger, Oran et Bône, mais à la condition d’y établir une administration civile à laquelle l’administration militaire serait soumise; « sans cela, disait l’orateur, vous ne sortirez pas des expéditions aventureuses. » C’était aussi l’opinion de M. de Lamartine. En réponse aux partisans de l’occupation restreinte, le commandant de Rancé avait opposé les funestes conséquences du