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qui lui soit longtemps supportable. « Rien ne serait plus anti-allemand que si la moralité devenait, chez nous aussi, un objet de dérision. Il nous manque l’esprit, il nous manque une nature légère, il nous manque un beau ciel pour rendre l’immoralité tolérable et agréable. La débauche allemande a toujours été grossière, parce que la débauche ne va pas à notre climat, à notre façon de vivre, à notre nature en général. »

Henri Heine s’est moqué spirituellement de ce brevet de vertu que ses compatriotes se décernaient à eux-mêmes et que Mme de Staël a contresigné. A vrai dire, le portrait tracé par Herder n’est guère réaliste, et la moralité allemande, au XVIIIe siècle, n’était rien moins qu’exemplaire. Les mémoires du temps nous édifient sur ce point, et les historiens les plus récens, M. Biedermann, par exemple, ne font pas difficulté de l’avouer. Mais Herder ne prétend pas s’attacher à tel ou tel moment de l’histoire allemande : il peint l’Allemand idéal, l’Allemand en soi. Aussi bien, il ne nie pas les désordres de son siècle, trop éclatans et qui crevaient les yeux : il les tourne habilement à l’avantage de sa thèse. Le vice allemand est choquant, grossier, brutal : c’est qu’il est d’emprunt, c’est qu’il n’est pas allemand. On peut sourire de cette conclusion; mais Herder était sincère en l’écrivant et beaucoup de ses lecteurs en y croyant. Ils n’entendaient pas raillerie là-dessus. N’est-ce pas une force pour une nation qu’un idéal de moralité où elle se reconnaît et qu’elle a la confiance de pouvoir seule atteindre ?

Herder a exprimé sa pensée tout entière dans une épître en vers qui parut seulement quelques années après sa mort, en 1812. Il n’avait pas cru pouvoir la publier en 1792, lorsqu’il l’écrivit, sans doute par crainte de la censure. Cette pièce, intitulée : la Gloire nationale allemande, est extrêmement curieuse. M. Haym ne la goûte pas. Il la trouve à la fois trop violente et trop résignée. L’ironie de Herder lui paraît amère et désagréable. Le tableau qu’il trace de la misère allemande serre le cœur, et la consolation qu’il laisse entrevoir n’est guère qu’une continuation des souffrances. Herder, il est vrai, avec toute son imagination, n’est pas un poète ; il n’a pas le don merveilleux, la magie souveraine qui adoucit les vérités cruelles et apaise les contrastes douloureux. Mais, justement, c’est le mélange d’un réalisme cru et d’un idéalisme raffiné qui donne à ce morceau, à défaut de mérite poétique, une étrange saveur historique. « Avec toutes leurs qualités naturelles, dit Herder en substance, les Allemands sont malheureux chez eux. Le besoin les presse et la misère les chasse au dehors. » Ce n’est pas d’aujourd’hui que les choses en sont à ce point. La veuve de Luther n’a-t-elle pas dû implorer du roi de Danemark les secours qu’elle ne trouvait pas