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l’émir accepta. Le 1er juin, à neuf heures, le général était sur le terrain avec six bataillons, l’artillerie et la cavalerie ; de l’émir point de nouvelles. A midi on attendait encore. Vers deux heures, quelques chefs arabes arrivèrent successivement : l’émir a été malade, disait l’un; l’émir s’approche, disait l’autre; l’émir est arrêté tout près d’ici, affirmait un troisième. Un quatrième, Bou-Hamedi, kaïd des Oulaça, convia le général à le suivre jusqu’au plateau prochain, où il trouverait l’émir. Il était trois heures. Autour du général on murmurait ; cette longue attente, ces procédés dilatoires, en un mot, cette série d’insolences irritaient les esprits. « Marche, dit à Bou-Hamedi le général, je te suis; mais je trouve indécent de la part de ton chef de me faire attendre si longtemps. » L’escorte se composait de douze officiers de tout grade et de dix-huit chasseurs d’Afrique. On chevaucha pendant quarante minutes dans une gorge étroite. Au lieutenant-colonel de Maussion, qui témoignait quelque inquiétude pour la sûreté du général : « Il n’est plus temps, répondit celui-ci, de donner des conseils ; il ne faut pas montrer de faiblesse devant ces barbares. » Enfin on déboucha sur un vaste plateau, en face d’une troupe de cent cinquante cavaliers armés, vêtus, montes avec magnificence. Seul, en avant d’eux, dans un costume d’une simplicité voulue, se tenait Abd-el-Kader. Quand la petite troupe française fut bien en vue, l’émir donna de l’éperon à son superbe étalon noir et vint à la rencontre du général qui arrivait sur lui au galop. Les deux chefs se saluèrent, se prirent la main et mirent pied à terre. Il n’y avait auprès d’eux que les interprètes, le khodja, secrétaire de l’émir, et Ben-Arach. Les escortes s’étaient arrêtées, de part et d’autre, à soixante pas environ de distance. Un tapis était étendu sur l’herbe ; les deux interlocuteurs s’y assirent et la conversation s’engagea. Pendant ce temps, les officiers français examinaient curieusement de loin la personne d’Abd-el-Kader, son visage pâle, ovale, bien encadré dans son haïk, ses traits d’une distinction parfaite, ses yeux bruns aux longs cils, aux sourcils bien arqués, sa barbe fine et soignée, sa main petite et blanche, son geste toujours noble et distingué, la souplesse et l’élégance de son attitude sous les plis de son double burnous blanc ci noir. Pendant que le général parlait à l’interprète, l’émir, d’un air indifférent, s’amusait à arracher des brins d’herbe : au début de la conférence, on le vit, à plusieurs reprises, secouer doucement la tête, et, vers la fin, sourire trois ou quatre fois avec grâce.

Quant à la conversation, elle a été reproduite par le général Bugeaud dans une lettre confidentielle au comte Molé. En voici quelques traits : « Il y a peu de généraux qui eussent osé faire le traité que j’ai conclu avec toi, car il est contraire en partie à mes