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de toute forme, de tout esprit. Loin de chercher à s’unir, ils ne craignaient rien tant qu’une solidarité qui eût compromis leur indépendance. On comprenait encore le patriotisme prussien ou le patriotisme autrichien, fait surtout d’orgueil militaire, mais non le patriotisme allemand, qui, pour trouver un objet, devait remonter avec Klopstock à Henri l’Oiseleur ou à Arminius. Cette explication n’est pas cependant suffisante. L’histoire nous montre d’autres pays où le regret au moins de l’unité nationale perdue a survécu pendant des siècles au morcellement politique; où, même dans les conditions les plus défavorables, l’amour ardent de la patrie, joint à la haine de l’étranger, n’a jamais complètement disparu. Il y a toujours eu des patriotes en Italie, même lorsqu’il n’y avait pas de patrie. En Allemagne, au contraire, l’indifférence des gens de lettres et des penseurs pour les intérêts généraux de la nation ne provenait pas de la lassitude ou de l’oubli. Elle était consciente, voulue ; on s’en faisait gloire au besoin. La philosophie du temps enseignait que la patrie s’efface devant l’humanité. Porter à son pays un amour exclusif, — Et nécessairement aveugle; regarder les autres nations comme étrangères et souvent comme ennemies, prendre enfin en face d’elles une attitude défensive, voisine de l’hostilité, tout cela eût paru un arrêt dans la marche de la civilisation et un recul vers la barbarie. Ces idées humanitaires jouissaient d’un crédit universel. Elles semblaient si bien établies qu’on ne les discutait même plus ; on se contentait de les exposer ou d’y faire allusion en passant, comme à un principe qui va de soi.

Au reste, Herder ne condamnait pas absolument toute sorte de patriotisme. Il se flatte, non sans raison, d’être lui-même un patriote à sa manière. Dans l’amour universel qu’un homme éclairé ressent pour l’humanité, s’il réserve un sentiment plus tendre à son pays natal, rien n’est plus légitime ni plus innocent. Il suffit qu’il le contienne dans les limites que la raison lui assigne. La langue qu’il parle, la maison où il a grandi, la famille qui l’a élevé, les traditions qui lui sont communes avec ses concitoyens, ne vont point sans des sentimens naturels d’affection. Il serait trop dur d’y fermer son cœur. Mais cette affection ne fera jamais oublier ce que l’on doit à l’humanité. En un mot, Herder comprend fort bien une espèce de patriotisme sentimental, qui, à vrai dire, peut plutôt s’attacher à une maison ou à une ville qu’à une grande nation. Un patriotisme plus déterminé lui est suspect, comme menant droit au chauvinisme, qu’il juge à la fois ridicule et odieux. C’est une sottise qui peut mener à des crimes. « Entre tous les glorieux, dit-il, le glorieux de sa nationalité me paraît un sot accompli, tout comme le glorieux de sa naissance ou de sa richesse. Qu’est-ce qu’une nation ? Un grand jardin sans culture, plein de bonnes et de mauvaises