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russe, Herder aurait pu, s’il l’eût voulu, s’établir définitivement à Riga et y parvenir à une haute situation. Il n’y resta que cinq ans. Son inquiétude naturelle ne lui permettait pas de suivre une carrière si simple, si unie et qui n’offrait guère à son imagination de chances d’imprévu ; un instinct secret, mais puissant, le rappelait vers l’Allemagne, où son nom était déjà célèbre. Il voulut voyager d’abord et vint par mer de Riga à Nantes. Rien n’est plus extraordinaire que son journal pendant cette traversée. Mille projets plus hardis, plus chimériques, plus bizarres les uns que les autres se croisent dans son esprit. Il se reproche sévèrement d’écrire et de parler trop au lieu d’agir. Dorénavant il se dévouera, sans phrases, au progrès de l’humanité. Mais en même temps l’intempérance de son érudition déborde. Luther, Locke, Shaftesbury, Rousseau, Montesquieu, lui apparaissent tour à tour comme des modèles qu’il doit imiter et dont il lui est réservé peut-être d’achever l’œuvre. L’auteur de l’Emile a surtout enflammé son esprit. Il ne voit rien de plus sublime que la pédagogie. Lui-même sera le grand éducateur de l’empire de Russie : il va transformer Riga et la Livonie, l’Ukraine deviendra une nouvelle Grèce!

Après un séjour en France, dont Herder ne semble pas avoir tiré grand profit, et un long voyage en Allemagne, il s’arrête à Strasbourg pour y faire soigner une fistule lacrymale dont il souffrait depuis son enfance. Goethe était alors étudiant à Strasbourg. Il rencontra Herder, se lia avec lui, et tous deux passèrent de longues journées ensemble. Herder avait cinq ans de plus que Goethe, différence considérable entre jeunes gens ; il jouissait du prestige d’une réputation déjà faite. Il était le maître et Goethe le disciple : disciple d’une espèce rare, impénétrable à toute influence qui n’eût pas agi dans le sens de sa propre originalité : « Goethe se développe, disait un contemporain, en vertu d’une loi de la nature, comme les arbres poussent. « Quel contraste entre les deux esprits! Herder mobile, inquiet, enthousiaste, enclin à se plaindre et pourtant agressif; Goethe dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, en pleine possession de soi, jamais troublé par sa sensibilité tout intellectuelle. Herder ne fut pas avare de sa science, et Goethe en profita largement. Il apprit à bien connaître Rousseau, à admirer Shakspeare, à comprendre la poésie populaire et à goûter l’art chrétien du moyen âge.

Quelques années plus tard, Goethe, devenu l’ami et le conseiller écouté du duc de Saxe-Weimar, lui suggéra d’appeler Herder et de lui confier les fonctions d’administrateur ecclésiastique et de prédicateur de la cour. Herder consentit et se fixa à Weimar. Non qu’il y fût très content de son sort. Sa tendance à l’hypocondrie augmentait avec l’âge, et son amour-propre devenait de plus en plus