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et l’expression de ses traits doit ressembler à celle qui attrista le visage de Perrette après la chute de son pot de lait.

Ainsi préoccupé, mon guide ne songe plus à dormir, encore moins à causer; dix piastres sont pour lui une fortune. Nous demeurons silencieux devant le foyer, assis chacun à notre mode. Moi, les jambes tantôt croisées, tantôt repliées, tantôt tendues, je tisonne; lui, les jambes ramenées contre sa poitrine, le menton appuyé sur les genoux, gardera jusqu’à l’apparition du soleil, avec une immobilité d’échassier, cette position que je n’ai jamais pu supporter au-delà de trois minutes. Le jour paraît; José se lève, s’élance et pousse un cri de soulagement, de triomphe. La panthère gît sur le sable, à quelques pieds des arbres, qu’elle n’a pu atteindre; elle a été frappée près du cœur. Incontinent, l’heureux chasseur se met en devoir de dépouiller son gibier, répugnante besogne dont je lui abandonne tout le soin.

De même que la veille, des vautours, — Leur présence sur tous les points du Mexique force sans cesse à parler d’eux, — passent ou s’élèvent dans le ciel. Viennent ensuite des hérons, des aigles, des perroquets. Sur la rive gauche du lac, que va bientôt chauffer le soleil, paraît un caïman. Il marche vers les arbres, décrit un demi-cercle et vient se poster à proximité de l’eau, prêt à s’y plonger. Un, deux, trois, puis dix, puis vingt, puis trente de ses pareils exécutent mathématiquement la même manœuvre: à la fin, je renonce à dénombrer la hideuse armée, dont l’haleine empeste l’air.

Quelques-uns des reptiles émergent près de la pirogue, l’odeur du gibier les attire. Ils ne sont pas seuls à convoiter cet appât: des vautours s’arrêtent dans leur vol, tournoient, s’abattent à grand bruit sur la plage et se tiennent d’abord à distance. Leur timidité est de courte durée; ils entourent bientôt le dépeceur, qui ne s’inquiète pas d’eux. Un caïman ne craint pas de s’aventurer parmi les noirs rapaces, qui secouent bruyamment leurs ailes, sans doute pour effrayer l’intrus. Peine perdue, il prend rang, ouvre sa mâchoire : quel convive!

José a terminé son travail, la peau est roulée, entourée de feuilles, déposée sous le toit de la cabane, et nous nous occupons de déjeuner. Les vautours, allongeant leurs cous nus, se pressent comme un essaim de mouches géantes ; les voilà attablés. Le caïman avance à son tour, par saccades. On le menace, l’air siffle de nouveau sous les coups vibrans des larges ailes; il n’en tient compte, saisit la masse sanglante, l’entraîne en marchant d’abord à reculons. Les rapaces s’irritent, tourbillonnent autour de la proie fuyante; toutefois, ils ne font usage de leurs becs que pour arracher