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mois d’emprisonnement ; le tribunal fut indulgent et n’appliqua que le minimum de la peine. Lorsqu’il sortit de prison, sa situation matérielle restait la même, mais elle avait été moralement aggravée par les deux condamnations qu’il venait de subir. Il se promit de ne plus mendier ; mais où coucher ? Il n’avait ni domicile ni moyen de s’en procurer un. Dans la ville du Midi où ces faits se produisirent, les nuits sont tièdes ; il s’étendit sur un des bancs de la promenade et s’endormit. Un sergent de ville le réveilla et le conduisit au poste. Récidive ; le tribunal fut sévère : article 271 ; six mois de prison, surveillance de la haute police pendant dix ans.

Dès lors sa vie devint errante ; dans aucune des résidences qui lui furent assignées, il ne trouvait à vivre. « Que savez-vous faire ? — Je puis donner des leçons de latin, de grec et d’histoire. » On lui riait au nez. Il s’en allait au hasard des routes, vivant sous bois, comme un fauve, admis parfois à coucher sur la paille des granges ou près des chevaux dans l’écurie, et, néanmoins, dans ces heures de fuite et de désespérance, travaillant toujours et continuant une œuvre autrefois entreprise pour rendre son nom célèbre. — Quoi donc ? — Une traduction d’Horace. Toutes les brigades de gendarmerie le connaissaient et partout l’arrêtaient. De prison en prison, de misère en misère, il fut incarcéré dans une ville du centre de la France. Le magistrat chargé de l’instruction constata que cet infortuné avait déjà subi quarante condamnations pour le même fait : rupture de ban ; du reste rien, pas un vol, pas une escroquerie, pas même un outrage aux agens. Il le fit venir, écouta son histoire, dont la sincérité n’était pas douteuse, et comprit que ce vagabond incorrigible n’était qu’un être faible, n’ayant plus la force de lutter et abruti par les persécutions du sort. Au lieu de le traduire devant la justice, il le maintint en prison et écrivit à la Société de patronage : « Chose surprenante, aucune de ces condamnations (sauf la première, — Et la justice en conseil de guerre est souvent rigoureuse), aucune de ces condamnations n’a été prononcée pour immoralité ou indélicatesse… Il est difficile de ne pas se sentir ému de compassion en présence de ce malheureux qui, mieux secondé par les circonstances ou doué d’une plus grande énergie morale, aurait pu conquérir une situation élevée dans le corps enseignant[1]. » En présence de cette lettre écrite par un de ces hommes de bien qui sont nombreux dans la magistrature française, la Société de patronage s’émut, car il y avait là un cas de détresse digne de toute commisération. On obtint la suspension de la surveillance de haute police et l’autorisation de faire venir à Paris ce malheureux,

  1. Les condamnations se décomposent ainsi : vente d’effets militaires, 1 ; mendicité, 2 ; vagabondage, 12 ; rupture de ban, 25.