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le désespoir et le rhum aidant, car les mauvais élémens ne manquaient pas à bord, aurait fait sa dernière conquête, et la France aurait sauté. Évidemment, notre brave commandant se disait tout cela, et d’après la maxime, contra spem spero, il faisait continuer les travaux et ne donnait pas un ordre qui-les aurait fait cesser. Sans doute, les quatre canots montés par quelques matelots et une douzaine de voyageurs tout au plus, munis de vivres et d’eau, poussés par les courans et les vents alizés, pouvaient, pourvu qu’il n’y eût pas de mauvais temps, atteindre la Barbade ou la Guadeloupe dans l’espace de douze à quinze jours. Mais ces mêmes chaloupes, surchargées de monde, allaient au-devant d’une perte certaine. Et, d’ailleurs, comme cela a été dit, elles n’auraient pu contenir le tiers des passagers et de l’équipage. A tout point de vue, le commandant a été bien inspiré.

En ce qui concerne l’origine de l’incendie, l’enquête officielle, dont le résultat à l’heure où j’écris n’est pas connu, répandra de la lumière sur les causes immédiates et, ce qui est fort désirable, peut-être aussi sur les causes indirectes du sinistre. Jusqu’à présent, on sait seulement que, le jour néfaste, vers midi, l’ordre fut donné d’ouvrir le compartiment de la cale qui contenait les bagages des passagers, et que sous le même panneau se trouvait aussi une grande quantité de dames-jeannes d’alcool. Les malles, selon l’usage hissées sur le pont pour être rendues accessibles à leurs propriétaires, furent ensuite remises à leur poste. Il faut ajouter que M. Collier jugeait nécessaire de rectifier l’arrimage de ce même compartiment. C’est à ce transbordement que quelques touques se seraient cassées. Le contenu serait tombé en pluie dans la sommellerie où se trouvait un fanal, et c’est là où l’incendie se serait déclaré. D’après une autre version, très vraisemblable selon moi, toute cette partie de la cale se serait imprégnée de rhum pendant la traversée, à la suite de la cassure d’un grand nombre de touques causée par le fort roulis. Ce fait, s’il est constaté, expliquerait la rapidité avec laquelle le feu s’est propagé.

Ce drame de mer, unique en son genre, car on ne connaît pas d’exemple d’un navire sauvé après qu’un tiers en eût été consumé par les flammes, donne lieu à de sérieuses réflexions et invite à l’étude de plusieurs questions d’une importance incontestable. Mais c’est aux hommes du métier qu’il appartient de les soulever. Eux seuls sont à même de les traiter avec autorité et profit pour les voyageurs autant que pour les compagnies. C’est à eux que je cède la parole. Je me permettrai seulement d’appeler l’attention du public sur un point, c’est l’obligation où se trouvent en France les compagnies subventionnées de transporter de grandes quantités