Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/657

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des innocens, la trame et la conviction de sa mauvaise conduite, et qui, ayant été assez mauvais chef pour préférer ses idées, ses vues tortueuses, ses volontés atroces au bien réel de la colonie, ne mérite pas d’être conservé au rang des humains. » Ainsi, le rapporteur déclara coupable d’avoir trahi les intérêts du pays un homme qu’on n’avait pu convaincre ni de concussions, ni d’intelligences avec l’ennemi, ni de trahison !

Cependant Lally, l’âme déchirée, plein d’horreur pour les hommes, se redressait, fort de son innocence, sous la boue qu’on lui jetait à la face. Ni les affronts, ni les calomnies, ni les épreuves de la prison, si dures pour un vieillard, ni la contention d’esprit qui lui avait été nécessaire dans les interrogatoires où s’usent les plus forts, n’avaient abattu son courage. Dans ce duel affreux avec le rapporteur, il n’avait pas cédé un instant; il avait gardé sa fierté d’attitude, la bonne foi, le sarcasme, le dédain pour ses juges, en même temps que le respect de lui-même. Et pourtant, en face de la haine qui l’enveloppait, il avait l’intuition qu’il était perdu. Il revit le Christ devant Pilate ; il se souvint du Calvaire, du juste mis k mort par les hommes. Si l’incarnation de l’innocence n’avait pu échapper à la méchanceté des humains, pourquoi échapperait-il lui-même? « Il n’y a pas en France, écrivait-il à un amie[1], une personne assez courageuse, je ne dis pas pour oser prendre ma défense, mais pour oser seulement témoigner un intérêt un peu vif aux injustices que j’éprouve. Il n’y a pour me condamner qu’un moyen, celui de m’empêcher de me défendre... On l’a employé en me refusant un conseil. Que voulez-vous que j’ajoute à ce mystère d’iniquité? Tout mon crime d’aujourd’hui est d’être innocent. Plaignez-moi, mais oubliez-moi le plus tôt que vous pourrez. »

La conviction de sa perte n’impliquait pas aux yeux de Lally l’abandon de la lutte. Avec ses idées de soldat, il estimait que le devoir lui commandait de résister jusqu’au bout pour la réputation de l’armée, la gloire de la couronne et l’honneur de lui-même. Beaucoup de foi dans des traditions reçues dans l’enfance, pratiquées toute la vie, une forte dose d’élévation morale, c’étaient là les uniques soutiens du prisonnier.

Pendant les longues heures de consomption à la Bastille, il avait écrit le récit de la campagne terminée par la capitulation de Pondichéry. Il le publiait au début du procès, sous ce titre qui était comme la philosophie du livre : Tableau historique de l’expédition de l’Inde. Il racontait les faits, plus qu’il n’attaquait les hommes. Le ton modéré qui marquait ces pages avait fait peu d’effet sur l’opinion... Les calomnies du procès le décidèrent à publier un nouveau

  1. Mlle Dillon.