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Canjivaron, oubliant dans son trouble que cette place était en notre pouvoir. La vérité, c’est qu’on gagna Canjivaron par étapes.

Le rapporteur semble prendre plaisir aux dépositions de laquais discourant sur la stratégie. Les critiques du palefrenier Michelard lui paraissent le chef-d’œuvre de la raison. Le drôle, fier de l’effet qu’il produit, entre dans les détails, blâme les dispositions de Lally à la bataille de Vandavachy, dit que l’ordre était mauvais; que le général pouvait éviter l’explosion des caissons qui amena la déroute, en laissant les poudres à quatre lieues de là à Chetoupet, où l’argenterie de Lally était déjà en sûreté. Les munitions nécessaires au tir pendant le combat, reportées à quatre lieues du champ de l’action! une assertion si baroque suffisait pour justifier le renvoi du témoin. Le rapporteur, au contraire, l’invite à continuer son étrange cours de guerre.

On recueillit les dépositions de plus de deux cents témoins. Celle de Bussy fut très modérée ; il se contenta de raconter les faits où il avait été acteur. Dure fit son apologie, soutint que le point d’attaque à Madras avait été mal choisi, qu’on eût dû l’écouter. Landivisiau, dans un discours venimeux, s’appliqua à faire ressortir les fautes de son chef; mais pas un militaire n’accusa Lally de trahison. Ce fut, au contraire, le thème de la plupart des conseillers. Ils insinuèrent que Lally n’avait pas voulu prendre Madras, n’avait pas voulu gagner la bataille de Vandavachy, avait vendu Pondichéry.

Le patient faisait tête à l’orage avec son énergie ordinaire. Il se défendait pied à pied, en désespéré, contre ce déluge d’accusations toujours perfides, parfois odieuses, souvent ridicules. On discuta gravement sur le fait de dix mille cipayes trouvés dans les papiers dont Lally se serait emparés ! Ainsi Lally aurait mis dix mille hommes dans sa poche! Le rapporteur ignorait qu’un cipaye était un soldat indigène ! Il fut question d’un présent nommé waquil reçu par Lally ! Ainsi Lally aurait eu en cadeau un ambassadeur ! L’abomination se joignait au grotesque. Comme si l’affront de la sellette n’était pas assez cruel, on fit subir au malheureux général des insultes plus sanglantes encore. Alors qu’il n’était ni jugé, ni condamné, ni dégradé, on lui arracha la plaque de l’Ordre qu’il portait sur la poitrine. Dans un interrogatoire, Pasquier, se retournant comme un furieux vers Lally, s’écriait[1] : « Eh bien! je vous ferai rouer! »

Au mépris du droit des gens, on refusa un conseil à Lally. On eut l’infamie de priver un chef d’armée d’une garantie dont jouit le plus vil des criminels.

Enfin la religion du rapporteur fut éclairée; il déposa son rapport.

  1. Mémoire pour la révision du procès de Lally, par son fils; Rouen, 1779.