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des livrées, des équipages, des tables, des meubles[1]. » Frédéric craignait qu’on n’allât trop vite. Il aurait approuvé que l’on conservât encore quelque temps les traditions économes de la vieille génération et prêchait en ce sens sa sœur de Bayreuth, dans les visites qu’il lui faisait. « Vous n’avez pas besoin de tant de monde, lui disait-il. Je vous conseille de casser toute la cour et de vous réduire sur le pied de gentilshommes. Vous avez été accoutumée à vivre à Berlin avec quatre plats ; c’est tout ce qu’il vous faut ici. » La margrave pleurait à ces discours et se persuadait que son frère ne l’aimait plus, car elle adorait le faste, et elle avait le malheur de ne pouvoir oublier qu’elle avait failli être reine de plusieurs grands pays.

A Berlin, le vieux Frédéric-Guillaume servait de digue à l’esprit nouveau, mais il était temps qu’il s’en allât : il devenait ridicule. Sa grande œuvre, l’armée prussienne, le devenait avec lui à force d’être cachée dans du coton. La persuasion qu’il ne se résoudrait jamais à faire la guerre était si forte, raconte son fils, « que ses alliés avaient aussi peu de ménagemens pour lui que ses ennemis. » Les monarques étrangers, grands et petits, lui témoignaient ouvertement leur mépris. — « Les officiers prussiens, exposés à mille avanies, étaient devenus l’opprobre du genre humain; ils enrôlaient des recrues dans les villes impériales, selon le droit qu’en ont les électeurs, on les arrêtait et les traînait dans des cachots et des prisons; les moindres princes se plaisaient à faire insulte aux Prussiens ; jusqu’à l’évêque de Liège donnait des mortifications au roi[2]. » Le vieux margrave de Bayreuth lui-même avait montré les dents, quelque temps avant sa mort, parce qu’un officier prussien avait enlevé un géant dans ses états, et presque au même moment les Hollandais faisaient « arquebuser » sans autre forme de procès un enrôleur prussien surpris sur leur territoire. Les sujets de Frédéric-Guillaume commençaient à avoir « le cœur ulcéré » de « la flétrissure qu’on attachait au nom prussien. »

Sa sortie de ce monde, du moins, ne fut pas ridicule. Tout ce qu’il y avait en lui de bon et de mauvais jeta dans les derniers instans de grandes lueurs qui rendirent sa mort singulière et héroïque. C’était au mois de mai 1740. Frédéric-Guillaume se mourait d’une hydropisie. Des ecclésiastiques prirent ce temps de l’exhorter à se réconcilier avec un de ses parens : « — Il faut lui écrire, sire, et lui dire que vous oubliez tous ses torts. » Le roi était pieux. — « Eh bien! dit-il enfin, écrivez; mais du moins, si j’en reviens, ne donnez pas ma lettre ; ne l’envoyez que dans le cas que je mourrai. »

  1. Rédaction de 1746.
  2. Histoire de mon temps, chap. II.