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prêteur. Elle se passa d’habits et commença à ressembler aux dames de Bayreuth, dont elle s’était d’abord tant moquée.

L’esprit qui régnait à cette petite cour était villageois comme le reste. On y causait ménage et agriculture. Le vieux margrave se piquait pourtant d’avoir de la littérature. Il avait lu Télémaque, s’en souvenait parfaitement bien et, dès qu’il jugeait nécessaire d’avoir une conversation élevée, il parlait de Télémaque et en parlait longuement. Sa belle-fille ne redoutait rien tant que les conversations littéraires. En somme, le palais délabré de Bayreuth n’était pas un séjour gai. La margrave avait à souffrir des cancans et des préjugés de petite ville, des luttes d’influence suscitées par la politique locale, de la jalousie de ses belles-sœurs, par-dessus tout de la défiance de son beau-père, qui craignait toujours que cette grande dame de Berlin ne commît des excentricités, et tout signe de civilisation était excentricité à Bayreuth. Le bonhomme avait réduit si belle-fille en esclavage pour l’empêcher de scandaliser ses états; elle n’osait pas se promener sans lui en demander la permission.

Aux yeux du vieux margrave, la vraie vie, c’était de trinquer avec ses amis, à la bonne franquette. Il s’arrêtait en voyage à tous les bouchons de la route; ayant une fois trente lieues à faire, les cabarets se trouvèrent si nombreux qu’il mit quatre jours en chemin. Son peuple l’adorait, parce qu’il n’était pas fier. Il avait un corps sec de vieux paysan cacochyme, le visage rusé et sournois, l’esprit positif. A l’extrême surprise de la margrave, il n’avait pas été ébloui le moins du monde d’avoir pour bru la fille du roi de Prusse. Il l’avait jugée sur sa dot, non sur sa naissance, et lui témoignait très peu d’égards. Il fatiguait ses enfans de ses mercuriales et de ses tyrannies puériles.

J’avoue à regret que mon aimable margrave ne goûtait en aucune façon le côté pittoresque de sa nouvelle existence. Les personnes sentimentales n’ont guère le sens du pittoresque de la vie. Elle aimait passionnément son jeune mari ; le reste l’ennuyait passionnément. Qui lui eût dit six mois plus tôt qu’en quittant les généraux de son père elle se sentirait à Bayreuth comme Ovide chez les Scythes l’eût fort surprise, et c’était pourtant la vérité, Berlin se transfigurait dans ses souvenirs en un lieu de luxe et de raffinement. Les lettres de son père contribuaient à l’aigrir. Frédéric-Guillaume trouvait fort mauvais, maintenant que son argent était hors de cause, que quelqu’un se permît de régenter sa fille et de lui refuser le nécessaire. Il la conjurait tendrement de « venir recevoir les caresses d’un père qui l’aimait, » lui promettait de lui faire « préparer un bon logement » et intervenait, sans qu’elle l’en eût prié, pour reprocher au vieux margrave son inconcevable avarice : « — J’ai écrit, lui annonçait-il, une lettre fort dure à votre vieux fou de beau-père. »