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son fils la laisserait décheoir par incurie et inaptitude au militaire, et gâterait son beau joujou, le grand régiment.

La vue de Frédéric lui devint odieuse, et il abhorra presque autant la princesse Wilhelmine, complice des goûts humilians de son frère pour la poésie et la musique et confidente de ses chagrins. Leur existence à tous deux devint un martyre à dater de 1729, lors d’une attaque de goutte que le roi eut aux deux pieds et qui le réduisit à se faire traîner sur une chaise roulante. Frédéric-Guillaume avait dressé les traineurs à poursuivre les gens qu’il voulait battre. On voit ces courses étranges à travers le palais royal de Berlin, ces éparpillemens de princes et de princesses fuyant les coups de béquilles. La princesse Wilhelmine faillit une fois être assommée ; les traîneurs la sauvèrent en la laissant prendre de l’avance. Le roi était hanté par la crainte que ses enfans ne profitassent de son mal pour toucher à leurs livres maudits. Il prit le parti de les garder à vue. « Nous étions obligés, raconte sa fille, de nous trouver à neuf heures du matin dans sa chambre; nous y dînions et n’osions en sortir pour quelque raison que ce fût. Chaque jour ne se passait qu’en invectives contre mon frère et contre moi. » La suite est ignoble et peut à peine être indiquée. Le roi les forçait à manger ce que leur estomac ne pouvait garder, et toujours sans bouger de sa chambre, ou derrière sa chaise roulante lorsqu’on le promenait dans le château. « Les peines du purgatoire, écrit la margrave, ne pouvaient égaler celles que nous endurions. » Au commencement de 1730, Frédéric se glissa un soir dans la chambre de sa sœur et lui déclara que, poussé à bout par tant d’ignominies, son parti était pris de passer à l’étranger.

La princesse fut atterrée. Son bon sens lui montrait des suites affreuses au bout d’une entreprise chimérique. Elle raisonna, pria, pleura et enfin tira parole de son frère de renoncer à s’enfuir. Les persécutions du roi le firent promptement revenir à son projet, et plusieurs mois s’écoulèrent en luttes, à chacune desquelles la princesse se sentait de plus en plus vaincue. « Son esprit était si aigri, rapporte-t-elle, qu’il n’écoutait plus mes exhortations et s’emportait même souvent contre moi. » Frédéric en était au degré d’exaspération où la prudence est oubliée et presque méprisée. Il s’était ouvert de son dessein à son ami le jeune Katt, dont ce périlleux honneur a mis le nom dans toutes les histoires, garçon inconsidéré et bavard, qui confiait à chacun le secret de son maître. Un soir qu’il en parlait à la princesse Wilhelmine dans les appartemens de la reine, parmi cent oreilles curieuses, la princesse lui dit : « Je vois déjà votre tête branler sur vos épaules, et si vous ne changez bientôt de conduite, je pourrais bien la voir à vos pieds. — Si je perds la tête, répliqua-t-il, ce sera pour une belle cause. — Je ne