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qu’elle trouvait très méchant. Elle découvrit que le prétendant était poltron et se mit à lui faire des peurs épouvantables. Sa gouvernante la punissait d’importance quand elle l’y prenait, et sa gouvernante avait la main lourde. Les princes d’autrefois étaient élevés rudement, et ce n’était pas à un Frédéric-Guillaume que pouvait venir l’idée d’adoucir le régime. Il avait pour principe qu’il faut « calmer les fougues de la jeunesse[1], » et Mlle Léti, la gouvernante, calmait de si bon cœur, que la margrave s’étonnait plus tard de ne pas s’être cassé bras et jambes en roulant sur l’escalier.

On chassa pourtant la Léti, de peur que son élève ne demeurât estropiée. La princesse Wilhelmine eut alors affaire au roi, qui se chargea de la mater, ainsi que son frère Frédéric, son compagnon de jeux. Élevés par lui, la peur des coups resta l’une des impressions vives de leur jeunesse. Frédéric surtout sortait des mains de son père en bouillie, des poignées de cheveux de moins et la figure en sang. La margrave raconte dans ses Mémoires leurs émotions lorsque Frédéric-Guillaume les surprenait chez la reine, où toutes les mesures étaient pourtant prises pour les faire disparaître à la moindre alarme. Un jour, le roi entra à l’improviste. Le prince Frédéric n’eut que le temps de se jeter dans une armoire, sa sœur sous le lit de la reine, si bas qu’elle eut beaucoup de peine à entrer. Le roi s’étendit sur ce même lit et s’y endormit. Les enfans étouffaient et n’osaient bouger. C’est tout à fait la scène du Petit-Poucet et de ses frères cachés sous le lit de l’Ogre. La princesse Wilhelmine avait alors vingt ans, son frère dix-sept. L’ogre prussien s’en alla au bout de deux heures sans avoir senti la chair fraîche, mais ces séances-là ne s’oublient point. La reine n’osait souffler. Le roi l’avait dressée à se taire devant lui. « Il faut, disait-il, tenir les femmes sous la férule, sans quoi elles dansent sur la tête à leurs maris. »

L’autre grand souvenir de jeunesse de la princesse Wilhelmine et de son frère fut la faim, et d’avoir eu faim non pas une fois, ni deux, ni vingt, mais pendant des semaines et des mois. Frédéric-Guillaume réglait lui-même sa table, découpait et servait lui-même. Il invitait tous les jours à dîner une troupe de généraux, tous en uniforme, tous sanglés et raides, avec qui il daignait se griser et qu’il accoutumait, hors le boire, à la frugalité. L’ordinaire royal était invariable : six plats, très petits, pour vingt-quatre couverts, et le roi, en servant, tâchait qu’il en restât. Quand il arrivait à ses enfans... Mais il faut laisser la parole à la margrave. Il y a de ces choses que les princesses seules ont le droit d’écrire : « Quand, par hasard, il restait quelque chose dans un plat, il crachait dedans

  1. Mémoires de Catt.