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chagrine, elle fut digne de compassion, mais accrut encore l’ennui du palais. C’était une femme grasse et blanche, aux traits accentués, au port majestueux, ayant très grande mine dans son rôle de reine.

On a de Frédéric-Guillaume des portraits qui sont parlans. Gros et lourd, le bas du visage massif, les yeux ronds, écarquillés et inquiets, il a bien l’air de la brute têtue et volontaire qui faillit étrangler Frédéric II avec un cordon de rideau. On lit dans son regard ces accès de colère, frisant presque la folie, dont les éclats s’entendaient au loin et amassaient le peuple sous ses fenêtres. Il vivait le bâton à la main, sans cesse dans les fureurs et frappant alors avec férocité, du bâton, des poings et des pieds. Il courait après les gens pour les prendre aux cheveux et les battre plus à l’aise, ou bien, si la goutte l’arrêtait, il leur jetait à la tête tout ce qui lui tombait sous la main : il fallait toujours surveiller son bras et être prêt à faire le plongeon. Jaloux, avare, ivrogne, plein de manies, haïssant les lettres et les arts avec une sorte d’emportement, il rendit cruellement malheureux femme et enfans. Il ne fut pourtant pas un mauvais roi. Ses manies répondaient exactement aux besoins du pays. Elles furent un bienfait après les aventures que venait de traverser l’Allemagne et qui l’avaient fait reculer de plusieurs siècles.

Regardez, dans les tableaux des anciennes écoles allemandes, les villes aux pignons aigus, aux grands toits à plusieurs étages de lucarnes, aux petites tourelles aériennes accrochées aux bords des toits comme des nids d’hirondelles, aux remparts épais et bien entretenus, qui servent de fond ou de cadre aux compositions, même aux scènes bibliques. C’est la vieille Allemagne, florissante, laborieuse, adoucie par une longue paix, tenant du mouvement d’idées de la réforme la curiosité d’esprit et le goût de la liberté. L’ordre et l’activité règnent dans les rues, l’aisance et le bien-être dans les maisons. Les artisans allemands sont renommés et envoient leurs produits « jusque dans les contrées les plus lointaines, situées aux quatre vents du monde[1]. » Une bourgeoisie prospère dirige les affaires des villes avec sagesse. Nuremberg a trois cents canons sur ses remparts, deux années de blé dans ses greniers, un trésor de 15 millions de florins, plus que n’en laissa Frédéric-Guillaume Ier, roi de Prusse, après vingt-sept ans d’économies acharnées. Augsbourg est encore plus riche, avec des mœurs plus fines, un goût plus vif pour le luxe et les jolies choses; les jardins de ses banquiers rivalisent avec ceux des rois de France et leurs maisons sont remplies d’objets d’art. Les campagnes sont bien cultivées.

  1. Sébastien Munster, Cosmographia universalis (1544).