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être contestée, il faudrait que la répression atteignît seulement les réfractaires du travail ou les exploiteurs de la charité publique, et que nos institutions hospitalières fussent organisées de manière à recueillir tous les autres. En est-il ainsi dans notre société démocratique? Qui oserait le dire? Je me permets d’engager ceux qui nourriraient sur ce point quelques illusions à lire un ouvrage tout récemment publié par M. le pasteur Robin, sur la mendicité et le vagabondage. Ils apprendront peut-être avec surprise que l’organisation de l’ancien régime était, en théorie du moins, meilleure que la nôtre, et que des mesures, malheureusement appliquées avec trop de caprice, étaient prises pour distinguer, en matière de mendicité et de vagabondage, l’habitude de l’accident. A quel degré le besoin de pareilles mesures se fait sentir aujourd’hui, j’en ai eu parfois le sentiment en assistant aux interrogatoires sommaires que les magistrats du petit parquet de la Seine font passer aux individus arrêtés quotidiennement par la police. Là on voit défiler, dans une petite et obscure salle, non-seulement les habitués de ce joli monde que l’ancien chef de la sûreté, M. Macé, a si bien décrit dans un ouvrage récent, mais encore un grand nombre de pauvres diables, naufragés de la vie, qui sont venus échouer au poste, et qu’une main tendue à propos aurait peut-être conduits à meilleur port. Je me souviens encore d’un Marseillais, âgé d’une soixantaine d’années, manchot, mendiant, qui faisait son tour de France de prison en prison. Arrêté pour la huitième ou neuvième fois sous l’inculpation de mendicité, il n’essayait pas de se défendre et il n’avait pas envie de se plaindre. Les quelques mois qu’il passait logé, nourri et chauffé aux frais du gouvernement, étaient probablement les meilleurs de son année. Mais je me demandais si la place de ce malheureux ne serait pas plutôt dans un asile d’infirmes, et si, par ces sévérités inintelligentes, la société ne travaille pas contre elle-même, en transformant souvent les malheureux en révoltés. L’égalité et la fraternité inscrites sur tous nos monumens sont de beaux mots; mais, dans la pratique, un peu plus d’assistance vaudrait mieux.

Que faut-il conclure de cette longue analyse des différens mobiles de la criminalité et de ce réquisitoire que les faits semblent dresser contre la civilisation? Faut-il s’éprendre d’un bel enthousiasme pour l’état sauvage et concevoir, comme disait Voltaire, « une furieuse envie de marcher à quatre pattes. » Ce serait pousser la désillusion un peu loin. Mais on peut, je crois, tirer de ces considérations deux conclusions pratiques. La première, c’est qu’autre chose est la civilisation, autre chose la moralité. Il importe donc de combattre cette erreur qui associe l’idée du progrès moral à celle du progrès matériel et fait de l’un la conséquence de l’autre. Nous avons vu que, de cette conception erronée du progrès, les