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les mouvemens de l’âme. Jamais elle n’expliquera que de la même souche de parens puissent sortir deux frères, un honnête homme et un coquin, ni que la descendance d’un honnête fermier de Stratford-sur-Avon ait produit successivement un gantier-corroyeur qui s’appelait John Shakspeare et un poète qui s’appelait William.

Dans un tout autre ordre d’idées, il est une explication absolument différente de la criminalité qu’on voudrait pouvoir adopter : c’est l’ignorance. Les principaux initiateurs du louable mouvement en faveur du développement de l’instruction primaire, qui a signalé ces vingt dernières années, ont mis en circulation quelques dilemmes ou axiomes : « École ou prison.» — « Ouvrez des écoles, vous fermerez les prisons, » auxquels on voudrait croire, car, si la question se posait véritablement ainsi, on aurait en main le moyen de combattre les progrès de la criminalité. Ce qui donne au premier abord un caractère plausible à cette explication, c’est la proportion considérable des illettrés ou presque illettrés parmi les criminels. Lorsque nous voyons, par exemple, dans la statistique pénitentiaire, que sur 15,682 individus détenus dans les maisons centrales, il y en a 6,610 qui ne savent ni lire ni écrire ou à peine lire, nous sommes portés d’abord à expliquer leur criminalité par leur ignorance. Mais c’est là une explication tout à fait superficielle. En effet, dans notre état de civilisation, l’ignorance complète, absolue, suppose toujours une condition sociale très humble. Lorsqu’un homme fait ne sait pas lire et écrire, il est à supposer qu’il a été mal élevé ou qu’il est né de parens très pauvres. En un mot, ignorance est presque toujours synonyme de mauvaise éducation ou de misère. Il est donc impossible de distinguer dans la criminalité, si forte chez les illettrés, quelle part doit être portée au compte de leur ignorance et quelle part au compte des tentations nées de leurs besoins. Malheureusement, il est beaucoup d’autres preuves démonstratives du peu d’influence que l’instruction exerce sur la moralité.

Au début de la statistique judiciaire, la proportion des individus complètement illettrés était de 61 sur 100 accusés, contre 39 ayant reçu une instruction plus ou moins développée. Aujourd’hui, la proportion est retournée : 70 lettrés (au sens le plus modeste du mot) contre 30 illettrés. Ce renversement des proportions s’explique parfaitement par la diffusion de l’instruction primaire; mais, le nombre des crimes n’ayant pas diminué, au contraire, l’instruction n’a eu d’autre résultat que d’augmenter la proportion des criminels dans la classe lettrée, sans diminuer la criminalité. Pour prouver que l’ignorance engendre la criminalité et que l’instruction favorise la moralité, il faudrait montrer, département par département, que le nombre des criminels est sensiblement proportionnel au nombre des illettrés. Il faudrait, par exemple, que, sur deux cartes de statistique graphique où