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pensée est une sécrétion du cerveau, » est la plus inintelligible de toutes les explications, puisqu’elle n’explique pas comment la sécrétion de la substance grise qui constitue le cerveau est si différente de toutes les autres. La vérité ne serait-elle pas de reconnaître que, si l’on peut séparer ces deux principes par une opération abstraite de l’esprit, dans la réalité ils n’en exercent pas moins l’un sur l’autre une légitime influence ? Les physiologistes s’appliquent, avec une sorte de passion, à constater l’influence du corps sur l’âme. Je voudrais les voir appliquer leur méthode d’observation ingénieuse, et s’il était possible, d’expérimentation, à toute une série de faits plus difficiles à saisir, mais dont l’existence n’est pas moins constante, et qui affirment l’influence de l’âme sur le corps. Si, au lieu de se confiner dans une salle de dissection et de n’observer que sur la mort, les physiologistes observaient davantage dans le monde et sur la vie, leurs yeux exercés ne seraient-ils pas frappés encore plus que les nôtres de ces transformations que les années opèrent chez les êtres sentant et agissant, transformations qui sont la traduction extérieure des phénomènes de leur vie intérieure? Parfois, à leur entrée dans l’existence, le hasard vous met en relations avec deux êtres chez lesquels aucun indice ne révèle, au premier regard, deux natures morales très différentes. Rien dans leur physionomie générale, dans leurs traits, dans leurs yeux, dans ce je ne sais quoi d’indéfinissable qui constitue l’expression du visage, ne trahit l’élévation ou la bassesse des instincts, et ne donne à deviner dans quel sens l’être se développera. Leur âme est une matière malléable et sans forme, que les plaisirs, les passions, les souffrances n’ont point encore façonnée. Vous perdez ces deux êtres de vue, puis vous les retrouvez au bout de quelques années. Vous êtes frappé du changement de leur aspect. L’un a, en quelque sorte, épaissi ; les yeux ont perdu de leur éclat, les lèvres sont devenues plus fortes, le corps s’est alourdi, et de l’être lui-même se dégage une impression vague de vulgarité. L’autre s’est, au contraire, raffiné; les yeux sont devenus plus profonds, l’expression du visage s’est ennoblie, la personne entière apparaît moins matérielle et plus idéale. Que s’est-il donc passé? Rien : ils ont vécu. Au premier, le plaisir s’est offert sous sa forme la moins noble, et il s’en est repu; au second, la souffrance est échue en partage, et il l’a acceptée avec résignation. La jouissance vulgaire a abaissé l’une de ces natures; la douleur a élevé l’autre, et l’enveloppe extérieure de chacune a été transfigurée par l’action du principe intérieur. Ce reflet de l’âme sur le visage, qui de nous ne l’a observé bien des fois sur un être qui lui était cher? Quel artiste digne de ce nom ne s’est efforcé de le saisir et de le fixer sur la toile en reproduisant les traits de son modèle? Ce n’est pas l’imagination pure qui a inspiré à Victor Hugo ces