Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/579

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

siècles ont marché d’un pas très inégal. Aucun changement très appréciable n’est venu modifier la condition sociale des Français pendant la durée du XVIIIe siècle. Si vous comparez ensemble la vie du grand seigneur, celle du bourgeois, celle de l’ouvrier ou du paysan pendant les premières années de la régence ou les dernières années du règne de Louis XVI, vous n’apercevez rien qui les distingue d’une façon bien saillante. Aucune commotion politique n’est venue bouleverser les rangs de la société, mettre les uns à la place des autres et appeler au partage de certains biens ceux qui, jusque-là, en demeuraient exclus. Aucune grande découverte n’est venue non plus transformer les modes de la production, améliorer les conditions générales de la vie, changer les mœurs, les habitudes et les plaisirs. Sans que la civilisation ait assurément reculé au XVIIIe siècle, puisque jamais, sous certains rapports, elle n’a été plus raffinée, on peut dire cependant qu’elle a marqué un temps d’arrêt et que les dernières années du siècle ne sont pas sous ce rapport très différentes des premières.

Il n’en est pas de même du XIXe siècle. Ce siècle, et il ne s’en montre pas médiocrement fier, a, au contraire, assisté à une des transformations les plus prodigieuses et les plus rapides qui ait signalé l’histoire de l’humanité. Les découvertes de la science ont décuplé les forces de la production, augmenté la division des richesses, multiplié les relations des hommes entre eux, introduit enfin dans la condition générale des raffinemens de bien-être que les privilégiés d’autrefois ne connaissaient même pas. En même temps, la proclamation de l’égalité sociale a eu pour conséquence le triomphe de l’égalité politique, et une nouvelle classe, jusque-là gouvernée et sujette, est venue partager le pouvoir avec l’ancienne classe dirigeante dans des proportions de plus en plus inégales. La France de cette fin de siècle, avec la vapeur, l’électricité, le suffrage universel et la république, est bien plus différente de la France du premier empire et de la restauration que la France de Louis XVI n’était différente de la France de Louis XIV ou du régent. Cette France moderne est enivrée d’elle-même. Pas un instant elle ne laisserait discuter la question de savoir si cet état nouveau constitue un progrès. Le progrès est son dogme, qui tend à remplacer tous les autres. Toute une école scientifique et philosophique fait de la transformation sociale de la condition humaine le dernier terme d’une série d’évolutions qui auraient tendu d’elles-mêmes et inconsciemment vers ce but suprême. Mais pendant que cette nation s’étourdissait ainsi de sa prospérité, un juge silencieux, inexorable, tenait un compte exact de toutes ses défaillances, et aujourd’hui qu’elle fait son dénombrement moral, elle s’aperçoit qu’elle compte dans son sein plus de meurtriers, plus de voleurs, plus de débauchés,