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n’intervenait. L’héroïque fille se rappelle ce que Hamlin a souvent dit d’elle, qu’il la croit née pour quelque grand exemple, pour quelque tragique immolation d’elle-même ou d’un autre. Soit, c’est elle-même qu’elle immolera au salut de celui à qui elle doit tout, car, avant de le connaître, elle était dans les limbes de l’ignorance, incapable de sympathie, de responsabilité, de discernement, à demi développée, à demi vivante. Personne ne peut concevoir tout ce qu’elle lui doit; il lui a donné une âme; eh bien! coûte que coûte, elle saura s’acquitter, elle reconnaîtra par le sacrifice de tout son avenir ce divin passé dans lequel il était pour elle le bien-aimé, le libérateur. Un instant, la force lui manque cependant; elle a cru sentir que certains sacrifices peuvent être des péchés, sa pudeur se révolte, elle tombe gravement malade, elle espère mourir; arracher l’amant de Sacha Elaguine aux griffes du vampire, s’emparer de cet être avili et le sauver en se donnant à lui, voilà le projet qu’elle a conçu et devant lequel cependant elle recule. « Son imagination toujours lente, et lente surtout lorsqu’il s’agit de choses impures, suit malgré elle cette fois un sentier plein de fange où la traîne une force inexplicable, » car elle n’ignore rien des réalités du mariage, si chaste qu’tille soit, cette fille de vingt-quatre ans qui a vécu d’abord de la vie du peuple en Italie, qui ensuite a tout lu indistinctement et qui entend discuter dans le cénacle des esthètes les plus périlleux sujets au nom de l’art. Le calice sera bu jusqu’à la lie. Elle va droit à l’atelier de Hamlin comme elle irait au martyre, et elle réclame l’exécution du contrat passé des années auparavant, elle le somme de l’épouser. Pour lui, qui s’abandonnait au flot comme une épave, avec le sentiment que l’objet de cette religion d’amour, la meilleure part et le véritable bonheur de sa vie, ne pouvait lui rendre désormais que du mépris, — pour le buveur d’opium, esclave désespéré de Vénus impudique, c’est le salut qui se présente, c’i st le ciel qui s’ouvre à l’improviste. Elle pardonne, elle l’aime, elle l’a toujours aimé... Il ne sait plus que cela, il ne veut se rappeler que cela, il accuse et maudit sa complice de la veille sans se douter qu’en l’écoutant se défendre ainsi, Anne le juge plus sévèrement que jamais. Ainsi, ce lâche cœur n’est même pas capable d’accepter la responsabilité de ses fautes! Il s’abandonne à l’ivresse d’un moment qui, pour elle, est solennel et triste entre tous. A peine s’aperçoit-il qu’elle frissonne à son contact et qu’elle détourne les yeux pour ne pas voir passer sur ses traits le rayonnement de ce qu’elle sait être le triomphe de la vanité satisfaite. Anne Brown entre dans le mariage avec un sentiment qui, pour beaucoup d’autres femmes, vient à la longue remplacer les illusions de l’amour : une amitié clairvoyante,